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Noémie

Huit mois auparavant...

C'est samedi soir. Il règne une ambiance survoltée dans la cuisine du restaurant. Toute la soirée les membres de la brigade se sont activés à un rythme soutenu autour des pianos de cuisson. Dans une atmosphère braillarde, entre blagues et taquineries, ça transpire un peu la testostérone. Régulièrement, les ordres des chefs de partie percent au-dessus du brouhaha. Pour un profane, ce spectacle peut paraître chaotique. En réalité, c'est comme un ballet parfaitement synchronisé. Tout est réglé comme du papier à musique. Depuis le simple commis jusqu'au chef, tous connaissent leurs tâches sur le bout des doigts et s'ingénient à y exceller.

Maintenant que les derniers clients ont été servis, l'effervescence est un peu retombée. S'étant débarrassés de tous leurs ustensiles dans la plonge, les cuistots s'échinent à présent à faire étinceler l'inox des pianos. Du coup, dans la plonge, qui n'est qu'un petit renfoncement dans un coin de la pièce, l'amoncellement de gamelles en tous genres est impressionnant.

Et c'est justement le moment où j'ai franchement intérêt à accélérer le rythme.

Saisissant le manche d'une énorme marmite, je me mets à la récurer rapidement. L'instant d'après, du revers de la manche de ma tenue, j'éponge mon front dégoulinant.

La plonge est une véritable étuve ! L'eau chaude et le lave-vaisselle qui tourne en continu y maintiennent une chaleur infernale.

— Voilà, Noémie ! m'interpelle Craig en déposant sur la paillasse près de moi une énième panière débordant d'assiettes et de couverts.

— Merci, réponds-je machinalement en levant les yeux sur lui.

Si je n'étais pas déjà rouge tomate à cause de la chaleur, j'aurais piqué un fard. Craig est en train de littéralement me dévorer du regard.

— C'était la dernière table ! précise-t-il, en affichant son sourire le plus craquant.

Ayant tout comme moi vingt-et-un ans, c'est le plus jeune serveur du restaurant. Et en plus d'être sympa, incontestablement, Craig est vraiment mignon. Et c'est justement ce qui me chiffonne. Qu'est-ce qu'un mec comme lui peut bien me trouver ? Je ne suis pas ce qu'on peut appeler une « jolie fille ». Lucide, je me classe plutôt dans la catégorie banale. Voire insignifiante. Surtout à cet instant. Avec ma charlotte sur la tête, dégoulinante de sueur et aussi rouge qu'une écrevisse, je ne dois vraiment pas ressembler à grand-chose ! Sans compter que je suis assez réservée. Même timide. Mais du genre maladivement timide !

Pour faire simple, vous imaginez la fille la plus introvertie que vous connaissez, mais à la puissance dix. Vous y êtes ? Eh bien, voilà ! C'est moi tout craché ! Une handicapée des relations humaines, quoi.

C'est vrai que je ne suis pas particulièrement perspicace en matière de communication. N'empêche, rien qu'à son sourire et à la lueur qui pétille à présent dans ses prunelles bleues, je devine que Craig a l'intention d'entamer une petite discussion. Seulement, étant ce que je suis, je me sens tout à coup super mal à l'aise. Sans compter que pour moi, ce n'est pas vraiment le moment idéal.

Dans l'espoir de le décourager, je me contente d'un vague « OK » accompagné d'un imperceptible hochement de tête. À ma grande surprise, son sourire s'élargit.

Oh, mince ! Très vite, avant qu'il n'ait le temps de prononcer le moindre mot, je me détourne ostensiblement. Et, le décapage de la poêle que j'ai en main revêt tout d'un coup une importance capitale à mes yeux.

Ouf ! Le beau Craig se décide enfin à regagner la salle du restaurant.

Derrière moi, cessant son bruit infernal, le lave-vaisselle termine son cycle. J'en ouvre la porte et m'écarte vivement histoire de ne pas me prendre en pleine face la giclée de chaleur humide qui s'en échappe. J'en sors à la hâte les assiettes propres et fumantes avant d'enfourner un autre bac et de relancer un cycle. Puis, attrapant une nouvelle pile de plats, je l'immerge dans le bac rempli d'eau savonneuse.

Pour toujoursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant