La noirceur d'un cœur

2.9K 435 191
                                    

La bohémienne sourit à son tour.

— Je repars demain sur les routes. Mais si tu veux de la compagnie pour la nuit, tu sais où me trouver, lui murmura-t-elle d'une voix suave au creux de l'oreille.

Sans se retourner, elle s'en alla, frôlant au passage la cuisse de Tarek. Ce dernier la suivit du regard et détailla sa démarche avant qu'elle ne disparaisse derrière les portes à double-battants.

Le dragonnier voulut prendre une autre gorgée mais constata que sa chope était vide. Il fit alors un dernier geste au tavernier et lui demanda ce qu'il avait de plus fort. Une fois servi, il but cul-sec et sortit à la suite de Joahana, ignorant les cris qui exigeaient d'être payés.

------------------------------

         Le fin croissant de lune n'éclairait que trop peu les ruines de la bâtisse. Tarek resserra sa cape autour de son cou en remontant ses épaules tandis que le vent froid griffait son visage. Ses yeux émeraudes n'avaient pas besoin de lumière pour voir dans le noir, ce fut alors en toute confiance qu'il s'engagea parmi les grosses pierres qui furent autrefois sa maison.

        Le visage fermé, il parcourait le passé tout en prenant garde de ne pas glisser parmi les débris que le village avait laissés tels quels. Ses yeux fouillaient la poussière et la boue, à la recherche d'objets dont il aurait pu avoir le souvenir, mais ne trouvèrent rien.

        Finalement, Tarek s'assit sur les décombres, ignorant le froid qui traversa son pantalon au contact de la pierre humide, et soupira. L'image de sa mère ensanglantée et allongée sur le sol n'avait jamais cessé de le hanter. Mais ce qui le rendait plus triste encore, c'était qu'il n'avait plus aucun autre souvenir d'elle. Il ne se souvenait pas de son enfance à ses côtés, seulement du dernier jour. C'était un sentiment étrange, comme si une part de lui avait été retirée, mais qu'au fond, il gardait toujours cette chaleur dans son cœur. Cette chaleur qui témoignait en quelques sorte que oui, il avait eu une mère et une enfance heureuse, avant que le Masque Noir ne les lui arrache.

        Faisant tourner la bague autour de son majeur droit, le regard dans le vide, Tarek sortit d'un geste machinal la gourde qu'il gardait attachée à sa ceinture. Joahanna la lui avait remplie quelques minutes plus tôt alors qu'elle tentait de le retenir une fois encore. Il retira le bouchon et porta le goulot sous son nez, reniflant les effluves d'alcool qui lui irritèrent les narines.

        Il resta ainsi de longues secondes, immobile dans la nuit.

        Tout à coup, il hurla et jeta la gourde le plus loin possible par-dessus les ruines. Ses yeux brûlèrent de haine et il ouvrit brusquement ses paumes de mains. L'alcool répandu au sol se mit à flamber dans un craquement tandis que la vive lumière rouge fit disparaître les étoiles dans une dense noirceur.

        Une violente chaleur s'empara de son corps et de son esprit. Il ressentit toute la puissance de Brusanth. Il ressentit toute la magie qui ne demandait qu'à exploser. Cela faisait des mois qu'il se retenait, qu'il cachait ses pouvoirs. Des mois que le feu le rongeait de l'intérieur. Des mois que son compagnon lui manquait affreusement.

        Tarek sentait son tatouage brûler dans son dos. Il sentait ses muscles trembler au fur et à mesure que la douleur devenait trop intense. Les flammes léchaient sa peau, avides de chair, mordant les tissus alors que le dragonnier ressentait pour la première fois la brûlure de sa propre magie. Les dents serrées, il pensa à Aïkida. Un râle s'échappa de sa gorge alors qu'il se tenait le ventre, refoulant un haut-le-cœur, et tomba à genoux sur les pierres qui lui entaillèrent la peau. La couleur de ses iris était instable, tantôt noire, tantôt rouge, tandis qu'il luttait à tout prix pour que ses yeux ne deviennent pas argentés. Son souffle se coupait sans cesse, torturant sa cage thoracique qui ne demandait qu'à s'ouvrir pour de bon. Son cœur battait à tout rompre, lui donnant le tournis tandis que la sueur coulait sur son front plissé.

La Fille Gelée et la ProphétieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant