Morceau douze - Hel

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Paris

Il semble étonné par mon ton bourru et fait un pas en arrière. Évidemment ce connard ne comprend pas que je sois énervé. De toute façon, il ne comprend rien depuis le début. Je pense sérieusement qu'il a une bille à la place du cerveau.

Je pourrais lui hurler dessus et balancer toutes les horreurs qui trottent dans mon crâne. Mais je ne fais rien. Parce que, honnêtement, je ne crois pas que j'en ai la force. J'ai des morceaux à composer, la promotion de mon album à avancer, des soirées à programmer avec Paulo et me voilà devant chez lui alors que je m'étais promis de ne pas y refoutre les pieds.

Je me sens comme une merde.

Je lui en veux depuis cette soirée. Parce qu'il n'avait pas le droit de m'embrasser comme ça. Et encore moins le droit de me dire que ça ne signifiait rien pour lui, que c'était l'alcool et tout le bordel. Je crois que c'est surtout à moi que j'en veux.

Je m'en veux pour l'avoir laissé faire. Je lui en veux pour avoir piétiné cette barrière que je me force à adopter depuis quelques temps. Je m'en veux parce qu'il s'est servi de moi pour son putain d'article. Je lui en veux parce qu'il souffle incessamment le chaud et le froid.

Et tous ses messages me montent à la tête.

— On va rentrer et discuter tous les deux Hel. Je crois qu'on en a besoin.

Non. Je ne veux pas discuter avec lui. Avec personne, d'ailleurs. Je n'aurais jamais dû foutre les pieds ici. C'est une véritable fourmilière à ennuis. Et j'ai donné un grand coup de pied dedans.

Pourtant, je ne suis pas sûr d'être capable de résister à ses yeux suppliants et sa main tendue. Je ne suis pas un mauvais gars dans le fond et le voir aussi vulnérable me met mal à l'aise. Mais je ne sais pas jongler avec ma colère, alors il va devoir composer avec.

— S'il vous plaît, me supplie-t-il.

C'est là que je la remarque, une grande enveloppe kraft est coincées sous son aisselle. Il la tient comme si ce dossier était essentiel et confidentiel. J'ai l'impression qu'il détient les codes de la bombe nucléaire. Enfin, je ne suis pas particulièrement sûr qu'un membre du gouvernement ou des services secrets puisse porter ce genre de vestes bariolées.

Quand il ouvre la porte de son appartement, je le suis. Évidemment. Je savais pertinemment qu'en arrivant ici, j'allais être incapable de rester sur le pas de la porte. Je suis un homme faible qui se laisse diriger par ses émotions.

Ce qui explique pourquoi mon connard d'agent me gère comme une marionnette.

Il pose sa veste dans l'entrée et dénoue les lacets de ses chaussures. Sans jeter un regard en arrière, il garde précieusement l'enveloppe sous son bras et disparaît dans le salon. Les bras ballants, je ne sais pas quoi faire. Le suivre semble être ma pire option. Et c'est celle que je choisis.

Lorsque j'entre dans le salon, il a ouvert les premiers boutons de sa chemise. Pas assez pour que ce soit équivoque mais trop pour que ce soit innocent. Je hais ce type.

— Vous voulez une bière ? Je pense que je vais prendre de l'eau, on sait tous les deux comment ça finit quand je bois trop !

Il quitte le salon avant d'avoir vu mon visage se décomposer. A quel moment croit-il que cette blague soit drôle ? C'est encore trop tôt pour en parler avec légèreté comme s'il ne s'était absolument rien passé dans l'embrasure de cette porte.

J'ai envie de m'enterrer dans un trou ou de me balancer par la fenêtre. Parce qu'il me dépite et il faut dire que je ne suis pas particulièrement fier de mon comportement actuel. D'une pierre, deux coups.

Comme je ne me suis pas exprimé, il revient avec deux verres d'eau qu'il pose sur la table-basse. Un silence gênant s'installe. J'ai les mains moites et j'ai mal au ventre. Même avant les concerts, je ne suis pas aussi mal. Pourquoi faut-il qu'il m'intimide de cette façon ?

— C'est quoi cette enveloppe ? demandé-je, la bouche sèche.

Il me fait un sourire gêné, que je pourrais juger de craquant en d'autres circonstances, et il attrape l'enveloppe de sa main libre. Quand il la décachette, je sens une montée d'adrénaline. Ce qui est vraiment idiot.

— Hel, sachez que vous êtes incroyable sur ces photos.

Le papier glacé brille sous la lumière du salon et je me sens tout petit. J'ai l'impression d'être un enfant à qui on présente son bulletin. Évidemment, c'est une invention de mon esprit parce que je n'ai pas ce genre de souvenirs en stock. Tout le monde se fichait de mes notes et les coups seraient tombés même si les résultats avaient été bons.

Pourtant, quand je fais défiler les photos entre mes mains, je comprends ce qu'il a voulu dire. Les photos sont incroyables. Ce n'est pas moi qui le suis, c'est le talent de la photographe. C'est la lumière, la balance des couleurs et l'utilisation du noir et blanc. C'est la beauté brute de Archyos. C'est sa mâchoire carrée, ses pommettes saillantes, sa pomme d'Adam et ses clavicules, dessinées sous sa chemise.

Quand il pose sa main sur mon genou, je sursaute. Et je m'éloigne. Je dois me protéger de ses contacts. Parce que je ne suis pas sûr de parvenir à résister.

— Vous aviez l'air perdu dans vos pensées.

J'acquiesce. C'est vrai. Mais plutôt mourir que de lui dire que je m'extasiais devant sa beauté. C'est assez paradoxal. Je deviens fou devant sa beauté sur une photo alors que j'ai le modèle vivant juste sous mes yeux.

C'est comme regarder un prospectus sur la Joconde alors qu'on est au Louvre.

— Hel, je pense qu'on devrait repartir sur de bonnes bases. Je pense qu'on devrait oublier ce qui s'est passé l'autre soir, propose-t-il.

Je bois une gorgée d'eau afin de récupérer un minimum de contenance. Je suppose que je n'ai pas le choix d'oublier puisque le grand chef l'a décidé.

— Mais puisqu'on veut repartir sur de bonnes bases, je ne veux pas vous mentir. Sachez que je ne regrette absolument pas ce qui s'est passé.

Je m'étrangle et je suffoque. Je pense que j'ai mal entendu. J'ai forcément mal entendu. Je crois que ça s'appelle une hallucination auditive et peut-être que ça se soigne correctement. Après tout, la médecine a fait de gros progrès ces dernières années.

Évidemment, son petit sourire en coin me prouve que j'ai parfaitement bien entendu.

— Moi, si, je regrette, balancé-je.

Ce qui est en partie vrai. Sa réaction ne se fait pas attendre, il baisse la tête et frotte ses mains contre son pantalon. Eh ouais, moi aussi je peux malmener tes émotions.

— Parce que j'ai envie que vous recommenciez depuis que vous avez débarqué dans ce putain de couloir, avoué-je.

Je crois que son regard vaut tout l'or du monde. Je dois faire un effort surhumain pour ne pas le repousser une nouvelle fois. Je n'ai toujours pas confiance en ses contacts. Pourtant, quand je sens ses lèvres douces comme la pluie se poser sur les miennes, je sais que j'ai pris la bonne décision.

C'est léger comme une plume, mais ça m'appuie avec force dans la poitrine. Je l'entends répéter mon prénom comme une litanie qui n'en finit plus. Et ça bourdonne dans mes oreilles, je ne veux pas qu'il utilise cette identité.

— Mon prénom, c'est Helian.

Maestro Où les histoires vivent. Découvrez maintenant