Morceau vingt - Hel

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Paris

Flashback

La lumière m'éclate la rétine, je déteste quand les spots sont braqués sur moi de cette façon. Georges dit que je suis un ange et qu'en conséquence, je dois briller sur la scène. Je ne suis pas d'accord avec lui. Je n'aime pas cette scène et je n'aime pas toute cette lumière.

Bien au contraire, je fais partie de l'ombre, du décor. Je m'y fonds tellement bien que je pourrais presque faire partie des murs. Et je préférerais être un mur. Ça éviterait à mon père de me retrouver quand il rentre du bar et qu'il est énervé. Ça éviterait aussi à ma mère de me détester encore un peu plus quand elle n'a pas eu sa dose de crack journalière.

C'est pour ça que je suis sur cette scène. Parce que je dois me barrer de cet appart mais que je n'ai pas un rond et pas un diplôme. Georges s'en fout. Il dit que l'important ici, c'est d'avoir une bonne petite gueule et un petit cul qui accroche les regards.

Pour le cul, je ne sais pas, mais pour le visage, ce n'est pas si mal. Sauf quand j'ai des bleus. Ally, celle qui nous maquille avant la scène, m'a appris à les cacher avec habilité. Elle ne pose pas de questions. Peut-être parce qu'elle a peur des réponses, mais surtout elle ne veut pas que je lui pose de questions en retour. Je crois qu'elle aussi, elle a des bleus.

Je crois que tous ceux qui travaillent pour Georges sont des êtres fracassés par la vie ou fracassés par les poings de quelqu'un. C'est un peu comme une thérapie d'être ici. Parce que Georges est homme gentil. J'aurais aimé que mon père lui ressemble. Au moins un peu.

La musique se lance et j'enchaîne les mouvements. J'ai appris cette chorégraphie sur le bout des doigts, parce que j'ai besoin de l'argent qu'elle me rapporte et parce que j'ai besoin de me raccrocher à quelque chose de stable.

Je n'aime pas la lumière. Elle m'empêche de voir les réactions de ceux qui me regardent. J'ai besoin de reconnaissance. Je suis dépendant de la reconnaissance des autres. Je crois que c'est lié à mes parents et le fait qu'ils me détestent.

Je n'ai jamais su pourquoi. J'ai des souvenirs heureux avec eux quand j'étais enfant et après, c'est le trou noir. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Mon père a commencé à travailler tous les jours, ma mère pleurait. Il a bu, elle a bu avec lui. Et depuis, j'évite de rentrer dans l'appartement.

Quand la musique s'arrête, je salue mon public et je rentre dans les coulisses. Je me prépare pour le futur numéro. Je ne danse pas dans celui-ci, je me contente de jouer du piano pour Kelly. Je ne connais pas son vrai prénom et ça m'est égal. Je ne leur ai pas donné le mien non plus et Georges a fermé les yeux sur le fait que je n'ai pas encore dix-huit ans.

Kelly a une grâce folle et ses mouvements s'enchaînent à la perfection sur les notes du piano. Alors qu'elle me lance un regard, je sais que c'est mon tour. Je chante. Pas longtemps, parce que je n'ai jamais pris de cours et peut-être que je leur casse les oreilles avec violence, mais je chante. Et je me sens libre. Pour la première fois de ma vie.

Alors que la dernière note s'achève, Kelly salue et me serre dans ses bras. Je salue à mon tour et nous quittons la scène avec le sourire. J'ai un autre numéro en fin de soirée, où la lumière me défoncera une nouvelle fois la rétine.

Georges nous félicite à la sortie, fier d'avoir trouvé un duo comme le nôtre. J'attrape ensuite mon tablier et enchaîne sur le service de salle. Les numéros c'est bien, les pourboires de la salle, c'est mieux. C'est pour cette raison que je suis ici. Et aussi parce que j'ai besoin de liberté. Et de reconnaissance.

Je me déambule entre les tables, souriant aux clients, plaisantant avec les habitués. C'est un club important de Paris, alors il n'y a jamais de gestes déplacés. Si c'était le cas, l'armoire à glace qui nous sert de videur, viendrait péter des phalanges. Je l'aime bien lui aussi.

Kelly me sourit avec franchise de l'autre côté de la salle et je lui mime un baiser. Je ne sais rien de sa vie, elle ne sait rien de la mienne, mais j'ai l'impression que c'est comme une meilleure amie à mes yeux.

— Petit ! m'alpague un homme avec les joues rouges.

Je plisse les yeux, mais je ne le reconnais pas. Je m'avance doucement, ne pouvant m'empêcher de me méfier. Il me montre la chaise en face de la sienne et m'incite à m'asseoir. Je pose mon plateau et m'installe, à une distance relativement raisonnable.

— Je m'appelle Didier Jouan, je suis agent de stars et j'aimerais te représenter, annonce-t-il tout en faisant glisser sa carte de visite sur la table.

Présent

Évidemment, je ne l'avais pas cru et le soir-même, je l'avais cherché sur Internet. Didier Jouan était véritablement agent de stars et j'allais devenir sa poule aux œufs d'or. C'est comme ça qu'il me tient, menaçant de balancer sur mon passé sulfureux à qui veut bien l'entendre. C'est un mensonge, je ne faisais que des numéros innocents mais sa voix est bien plus forte que la mienne.

J'avais parlé de Didier à Kelly et elle m'avait dit de foncer, de forcer le destin et de sortir de mon trou à rats. Je l'ai écoutée et je ne l'ai plus jamais revue.

Alors, aujourd'hui, je me tiens devant un bar du septième arrondissement de Paris. C'est un bar irlandais qui se fond parfaitement dans l'environnement. Timidement, je pousse la porte, ne sachant pas vraiment si j'ai le droit d'espérer de la revoir.

J'ai engagé quelqu'un pour la retrouver. J'aurais pu demander à Georges, mais je n'en avais pas la force et j'ai tiré un trait sur cette vie. Et sur la précédente aussi. À tout moment, je m'imagine rebrousser chemin, n'étant pas prêt pour ces retrouvailles.

— Helian ?

Je reconnais sa voix et mon sang se glace. J'ai retrouvé Kelly. Je crois qu'elle est en colère et moi, je suis heureux. J'ai envie de lui présenter Isaac. J'ai envie de lui parler de mes albums et de mes chansons. J'ai envie de lui parler de cette nouvelle vie qui aurait été impossible sans elle.

Je veux juste lui parler de mon bonheur avec l'homme que j'aime.

Je veux tout savoir de sa vie.

J'ai retrouvé ma meilleure amie.

J'espère que j'ai répondu à vos questions, bonne lecture à vous !

Maestro Où les histoires vivent. Découvrez maintenant