Morceau dix-sept - Isaac

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Paris

Hel ne m'a pas rappelé depuis le dîner chez mon père. Je ne suis pas surpris, je m'y étais préparé, mais je ne pensais pas que ça me ferait aussi mal. Là, j'ai l'impression qu'on me plante un pieu dans le cœur et c'est désagréable.

Je sais qu'il a besoin de temps, mais moi j'ai besoin d'être rassuré. Comme un enfant qui vient de faire un cauchemar atroce. Et pourtant, j'avais l'impression que nous étions dans un rêve tous les deux. Un truc aussi réconfortant qu'un cocon, aussi doux et léger qu'une plume.

Comme quoi, c'est assez facile de se créer des faux-espoirs tout seul. Je me suis donné tout seul le bâton pour me faire battre. Je lui ai offert mon corps et il m'a offert le sien en échange. J'avais l'impression que nous partagions un moment privilégié. Visiblement, ce n'était pas le cas.

Ce qui est le plus douloureux, c'est l'ignorance. Le manque aussi. Mais l'ignorance me bouffe, elle se glisse dans toutes mes pensées. J'ai besoin de savoir. C'est viscéral chez-moi. Mon plus gros défaut et ma plus grosse qualité.

Je ne comprends pas pourquoi il n'ignore que moi. Dédé le Cochon m'a confirmé qu'il avait eu des nouvelles de lui. Plusieurs fois. Et ses réseaux sociaux continuent d'être alimentés. Les photos qu'il poste me filent une trique d'enfer quand je pense à ce qui est caché sous tous ses vêtements superflus.

Je crois que je suis complètement mordu de lui. Je préférais quand je le haïssais, c'était bien plus facile à gérer. Je n'avais qu'à me cacher derrière des excuses, les œillères bien vissées pour m'obstruer la vue. Je n'avais qu'à rester fixé sur ma première idée. L'idée que Hel n'est ni beau, ni talentueux. Ramassis de conneries.

Pour changer, je travaille encore plus. Je sors avec Val et ses nouveaux collègues. Pierre, le saucier. Michel, le plongeur. Alain, le second. Et Andrev, l'immense chef de Val. Mon meilleur pote lui voue une admiration dingue et il a failli me broyer toutes les phalanges quand il m'a serré la main.

Val dit qu'il se trompe régulièrement sur son nom de famille, utilisant Hauffman. Il ne sait pas qui c'est et personne ne veut lui répondre. Apparemment, c'est interdit de l'évoquer. J'ai cherché un peu de mon côté mais je n'ai rien trouvé non plus.

J'aime bien sortir avec eux, je trouve qu'ils ont tous un côté attachant. Évidemment, rien ne remplace la présence de Hel, mais être à leurs côtés me permet d'atténuer la douleur. Je préfère ça aux antidouleurs.

— Isaac, dépêche-toi, le chef déteste les retards ! me crie Val, de l'autre côté de la porte.

Je sors de ma transe et secoue la tête. J'époussette ma veste rouge à rayures vertes et jaunes et décide d'abandonner mon téléphone dans ma chambre. Ce soir, je suis libre. Enfin, j'aimerais, mais mes pensées ont décidé de ne pas m'écouter.

Je suis enchaîné pieds et poings liés à Hel. Attaché aux barreaux d'un lit avec une chemise serait plus adapté.

Le bar où nous nous trouvons est décoré aux couleurs de l'Irlande, les serveuses portent des mini-jupes vertes avec des chemises blanches. Des badges avec leurs prénoms sont accrochés à leur poitrine et elles se baladent de table en table avec des chopes de bière.

J'ai oublié le nom de cet endroit, mais je compte bien y revenir un de ces jours. Sans pouvoir l'expliquer, je me sens bien ici. Et c'est ainsi que les sentiments s'en mêlent et me poussent à penser à Hel et ses tatouages. Hel et ses piercings. Hel et ses doigts de fée.

Juste Hel.

— Comment va votre cœur ?

Je sursaute à l'entente de la voix rauque du chef, ne comprenant pas précisément où il veut en venir. Il étire un quart de sourire avant que son visage ne redevienne neutre. Comme un masque qu'il s'oblige à arborer en toutes circonstances. Comme si, finalement, cet homme était aussi inaccessible qu'il en a l'air.

— Vous avez le regard d'un homme à qui on a brisé le cœur, souffle-t-il.

Sa révélation me cloue sur place et ma respiration se bloque dans ma poitrine. Je crois qu'il faut être amoureux pour avoir le cœur brisé. Ou, au moins, ressentir une forme d'amour. Mon cœur ne pourrait pas être brisé si je n'en avais rien à foutre.

— Comment le savez-vous ?

Je sais que Val m'a interdit de lui poser des questions personnelles, parce que je ne suis pas au travail ici, mais à nouveau, j'ai besoin de savoir. Comment peut-il connaître des choses sur moi que j'ignore ?

— Parce que c'est mon cas.

Son regard se drape d'un voile de tristesse qui me donne envie de pleurer pour lui. Ses mains sont serrées sur ses cuisses et ses mâchoires sont contractées à l'extrême. Dans d'autres circonstances, je lui aurais trouvé un charme fou, éclairé par sa tristesse.

Et c'est là que je comprends qu'il a emmuré sa douleur jusqu'à ne plus l'entendre. Ses émotions sont inexistantes et son cœur est encore dédié à la personne qui le lui a brisé. Doux paradoxe. Il est l'exemple concret d'un chagrin d'amour.

— Ça fait plus d'un an aujourd'hui. Isaac, ne faites pas la même erreur que moi et dites-lui que vous l'aimez avant qu'elle ne vous échappe.

J'analyse chaque mot, chaque phrase et y trouve une résonnance tout au fond de moi. C'est comme si toutes mes pensées venaient de trouver écho dans mon crâne.

— Il, le corrigé-je.

A cette entente, il commande un shot de vodka et le descend devant moi, sans ciller. Il passe ensuite une main dans ses cheveux désordonnés avant de souffler longuement. J'ai la vague impression qu'il porte tout le poids du monde sur ses épaules.

— Dites-lui, ce soir.

Il se lève de sa chaise et disparaît à l'extérieur après avoir payé. Val me fusille du regard, m'accusant une nouvelle fois de tous les maux de la Terre. Mais je l'ignore royalement, j'ai besoin de réfléchir à cette conversation. Je connais déjà la conclusion, il a raison.

Il a raison. Bordel.

Je me lève à mon tour et tous les regards convergent vers moi. Il a raison. Je dois retrouver Hel. Maintenant. Tout de suite. Dans la minute. Je commande un Uber rapidement sur mon portable, me bénissant d'avoir toujours son adresse.

— J'ai quelque chose de très important à faire, me justifié-je.

Val ne comprend pas et je donne un billet à la serveuse avant de déguerpir. L'air frais me fait un bien fou, mais ce n'est pas assez. La voiture met du temps à arriver. Beaucoup de temps. Sans réfléchir, je me mets à courir jusque chez-lui.

J'ai besoin de le retrouver.

Je suis vraiment satisfaite de son chapitre et ça m'a fait du bien de retrouver notre petit Andrev. Bonne lecture à vous !

Maestro Où les histoires vivent. Découvrez maintenant