Vous n'êtes pas le premier à prétendre avoir compris les maux du monde et leur origine.
Une question plus essentielle est donc : qu'est-ce qui vous différencie de tous les précédents ?
Kaldor, Principes
Une fois les derniers élèves partis, ce fut comme si le magistère cessait de vivre. Ses murs se lézardèrent, ses poutres craquèrent, une vague de poussière recouvrit les meubles et les livres abandonnés. Les Maîtres d'Arcs censés administrer ce cimetière de souvenirs avaient tous déserté leur poste. Maître Wei était seul avec Livenn.
Il lui fit donc visiter les jardins, présentant chaque plante acquise au cours de ses deux siècles d'existence, comme une vieille amie.
« Je ne comprends pas ce que nous faisons » se décida-t-elle à avouer.
Certaines ne fleurissaient qu'une fois tous les cent ans ; il fallait ainsi attendre que la tige se racornisse, se noue comme le bras d'un vieux scribe, que toutes les feuilles s'en détachent, puis reviennent, cent fois.
« Les végétaux sont des organismes fascinants, dit le Maître, comme s'il ne l'avait pas entendue. Nous, les êtres de chair, nous avons le don de nous mouvoir où bon nous semble et de nombreuses manières. Mais en retour, nous sommes sans cesse déracinés. Et nous sommes prisonniers de notre propre notion du temps. Les plantes, depuis toujours, communient avec le monde minéral, dont elles sont des émanations directes. Je ne vois rien de plus beau que cela, la création de vie à partir de la non-vie. »
Il caressa une des feuilles d'un arbuste minuscule, qui n'en possédait que trois, larges comme les oreilles d'un éléphant nain.
« On prétend que ces êtres n'ont aucune conscience, mais c'est encore une fois se méprendre. Nous avons une vision très limitée de la conscience, trop limitée. Notre intellect est incapable d'en saisir toutes les formes et tous les aspects. Il faudrait pouvoir étendre notre perception à des choses trop vastes et trop petites à la fois. Il faudrait pouvoir conceptualiser d'autres formes d'écoulement du temps. »
Il dut se rendre compte que son enseignement, malgré toute l'importance qu'il comptait lui donner, tombait dans l'oreille d'un sourd. Maître Wei, jusque-là penché sur ses protégées, se leva et planta son regard dans celui de Livenn.
« Tu t'apprêtes peut-être à défier les dieux et à causer la ruine de Sol Finis. Ne veux-tu pas profiter des derniers jours de paix de ce monde, avant que nous en précipitions la fin ?
— Je ne comprends pas.
— Au contraire, Livenn, tu comprends tout de ce statu quo. La seule chose que je dois t'apprendre, c'est la paix intérieure. Pour préparer ton esprit au voyage qui t'attend, le calme est primordial. Souviens-toi que ceux qui ont changé la face du monde n'étaient jamais agités, ou colériques ; ceux-là s'écrasent rapidement sur les premiers obstacles. Et des obstacles, tu vas en rencontrer de nombreux. Il faudra que ton esprit demeure parfaitement apaisé. Tu vois, il te suffirait d'apprendre des végétaux qui nous entourent. »
Maître Wei lui fit signe de le suivre. Dans ses appartements, le vieux sage vivait dans le dénuement le plus total. Il ne possédait qu'une seule tunique de bure ; ses seuls objets personnels semblaient être un vieux bol de grès et un bâton de marche, dont il se saisit en passant.
D'un geste évasif de la main, il dévoila une porte jusqu'ici cachée derrière une illusion d'Arcs. Le faux mur, admirable, avait berné Livenn, de sa texture à la façon dont sa matière réfléchissait les premières lueurs du jour. La porte elle-même était faite d'un faux bois, sans ouvrage. Elle n'avait pas de poignée : seul l'esprit pouvait l'ouvrir. Un pont d'Arcs camouflé.
« Une distorsion stable... murmura Livenn.
— Presque stable. »
Le Maître attendit qu'elle pût examiner l'ouvrage. Des fragments d'images, de pensées, filtraient à travers la distorsion comme des feuilles portées par le courant.
« Elle mène à Méra.
— Exact. »
Maître Wei claqua des doigts ; la porte s'ouvrit et l'espace ambiant se déforma autour d'eux un instant, comme si le pont d'Arcs, vorace, voulait aspirer la pièce tout entière. Une fois entrés, Wei referma la distorsion. Ils ne passèrent guère plus d'un instant dans le non-espace qui joignait les deux bouts. La porte refermée derrière eux fut celle d'une bibliothèque spacieuse.
Wei devait être un habitué des lieux, car un étudiant passa devant lui, qui portait une pile de livres. Sans s'étonner de sa présence, il le salua d'un hochement de tête.
Livenn remarqua que la porte se fondait parfaitement dans le mur, devenant une peinture écaillée par le temps – un faux trompe-l'œil, encore une illusion dans l'illusion.
« Bienvenue à la bibliothèque personnelle du prince Tommus. »
Livenn marcha jusqu'à une fenêtre. La lumière lui rappelait le temps avant le magistère. Elle avait la couleur du miel ; la même consistance, à la manière dont elle enveloppait les fauteuils de cuir et descendait mollement dans les allées, entre les étagères empoussiérées. Face à telle féerie, difficile de croire que les dieux en voulaient vraiment à la race des solains.
Hela, toi qui as donné cette lumière au monde, pourquoi nous as-tu abandonnés ?
« Crois-tu encore que cette lumière est un don des dieux ? l'interrogea maître Wei. Nous devrions remettre en question tout ce qu'ils nous ont dit. Peut-être ces dictateurs ne nous ont-ils rien offert, ni la vie, ni la lumière ; ils n'ont fait que prendre ce qu'il y avait déjà et s'en proclamer maîtres. »
Wei la guida jusqu'à l'extérieur. Les jardins de la résidence du prince Tommus resplendissaient comme une des Sept Merveilles, mais tout était faux. Personne n'appréciait vraiment la présence de ces fleurs rares ; les jardiniers faisaient leur travail en maugréant et Tommus lui-même ne descendait jamais ici. Esseulées, elles avaient dépéri ; pour cacher la catastrophe, on repeignait chaque matin leurs pétales desséchés. Dans le carmin d'une rose sans épines, Livenn reconnut un tissu imbibé de sang de lapin.
Tommus, comme il baissait à peine les yeux vers ce jardin, ne s'en rendait pas compte.
Méra et sa Cour étaient à l'image de ces lieux.
« Il y a ici de nombreux maîtres d'Arcs qui travaillent sur le Cercle de Lumière. Tu dois constater par toi-même qu'ils ont perdu ce qu'ils prétendent avoir à portée de main. »
Ils firent le tour des bureaux, des salles de réunion, des rayonnages magnifiques de la bibliothèque.
Rien de tout cela n'avait été créé pour atteindre les Étoiles. Ce n'était le but d'aucun des solains dont les pensées noyaient ce bâtiment, si nombreuses et éparses qu'elle ne pouvait pas même les relier à leurs propriétaires. Leurs esprits étaient enferrés dans des préoccupations matérielles. Obtiendraient-ils les fonds nécessaires à l'acquisition du prochain télémètre d'Arcs ? Le rapport d'activité du laboratoire serait-il prêt à temps pour être présenté à la Cour ? Quel budget leur serait attribué cette année ?
Ils ne pensaient pas aux Étoiles.
« Suis-moi » dit encore maître Wei.
Livenn crut qu'on les reconnaîtrait aussitôt comme intrus, mais une illusion d'Arcs les fondait dans le décor. Ce halo faisait croire à l'univers – donc aux moins perspicaces de ses composants – qu'ils ne se trouvaient pas là. Wei se déplaçait incognito, comme il avait coutume de le faire dans le magistère.
« Ils observent le Cercle de Lumière. Ils l'étudient. Ils comptabilisent les étoiles et, ce faisant, estiment qu'ils les possèdent déjà. Mais ils ne les atteindront jamais. Depuis que leur laboratoire existe, rien n'a été accompli, hormis donner des titres. Le prince Tommus le sait. Par conséquent, que tout cela ne t'impressionne pas. Ce ne sont que des apparences. Tu es magerêve, pas eux. Oublie ce qui nous entoure. »
Elle se força à fermer les yeux. Sa vision d'Arcs hésitait encore, et elle manqua de trébucher sur des marches. Elle évita une rangée de colonnes. Des formes ondoyantes cheminaient dans le patio, des solains toujours occupés à quelque course urgente.
« Ni mages, ni rêveurs. Allons donc voir ce qu'en pense le prince lui-même. »
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Sol Finis
Fantasi-- Premier livre dans la trilogie des solains -- Méprisé par ses dieux, abandonné par le destin, un monde perdu s'éteint dans l'indifférence. Ceux qui veulent échapper à l'anéantissement tournent leur regard vers le ciel : là-bas, au loin, se trouve...