32. Le lac intérieur

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L'empire décadent attend encore son prochain empereur...

Il ne viendra pas, car il n'y aura plus d'empire.

Kaldor, Principes



Cela faisait longtemps que Néa n'avait pas quitté le microcosme de Méra.

Trop longtemps, constata-t-elle à peine passées les portes de la ville.

Même les soldats postés sur son immense rempart de pierre biséculaire, à rebours de leur rôle théorique de vigies, tournaient le dos aux immensités désolées de Sol Finis. L'œil inquiet, ruminant de sombres pensées, ils préféraient se taire et ne plus mentionner le monde extérieur. Ni les rumeurs inquiétantes qui se répandaient sans cesse depuis les provinces excentrées du royaume, ni ces amas de nuages qui se formaient sans raison dans les cieux, dont les ombres prédatrices rampaient au-dessus du monde comme des charognards en attente, ni ces hordes de loqueteux, effilochées en de longues traînées solaines, qui convergeaient vers Méra. La seule présence, la seule mention des tous derniers expropriés de Sol Finis, hagards et silencieux, abandonnés par le ciel et la terre, vaincus par la dureté des éléments, agitait les pensées des uns et des autres.

Lorsque l'Intendant El Golgar l'avait demandée, Néa savait déjà qu'il s'agirait d'un test de loyauté. Prenez la tête d'une patrouille, avait ordonné le solain. Un rapport nous dit qu'une nouvelle colonne de solains arrive de la province de Bélas ; ils viendraient tout juste d'atteindre le lac intérieur.

Que voulez-vous exactement ? s'était-elle étonnée, arguant qu'un maître d'Arcs moins qualifié pouvait très bien être envoyé à sa place.

Nous avons subi une défection, avait grimacé El Golgar. En d'autres termes : un de vos semblables a refusé cette mission, je dois m'assurer que vous ne nous ferez pas défaut.

Et puis, ce sont les ordres du Duumvirat.

Le lac ne se situait qu'à quelques heures de marche de Méra, mais depuis plusieurs mois, il s'était entouré d'un épais brouillard. En s'éloignant de la capitale, la petite troupe armée semblait s'écarter de la lumière, plonger dans un rideau de poussière. Étrange vision que ce dégradé de lueurs, embrasées au-dessus de Méra, fragmentées du côté du lac.

L'asséchement de la terre en bordure du royaume n'était qu'un des symptômes d'une transformation écologique profonde, à laquelle seule Méra semblait encore aveugle. Tout le cycle de l'eau se trouvait compromis, de son ruissellement sur la Barrière montagneuse à sa concentration en rivières et en fleuves. Les sources d'eau potable de la capitale s'étant raréfiées, des mages d'Arcs la puisaient maintenant en profondeur, creusant des réserves dont nul ne connaissait vraiment l'étendue. Cependant, le précieux liquide faisant défaut aux alentours, il s'était concentré au centre, et le lac intérieur de Sol Finis avait vu sa surface doubler en quelques années.

Une aubaine, pensait déjà l'Intendant El Golgar, imaginant un lac toujours plus prospère grâce à la pêche et la culture de plantes amphibies. Il allait jusqu'à tracer sur les cartes des villes futures, où il s'imaginait installer les pauvres de Méra. Or rien de tout ceci n'avait eu lieu. Ces masses nuageuses concentrées au-dessus du lac avaient assombri son ciel et, peu à peu, grignoté son avenir.

Inquiète de ce qu'elle allait trouver, Néa avait encadré le groupe de soldats de quelques globes lumineux. Augmenter localement la tension de surface lui permettait de marcher sur la boue ; les bottes de ses solains s'y enfonçaient déjà d'un doigt.

La frontière du lac devint nette. Une ligne noire parfaite, telle le tranchant d'une lame assassine, à peine contrée par quelques silhouettes fantomatiques. Des pêcheurs qui, au loin, raclaient les derniers poissons de vase. Comme sur la Bordure, ces solains impuissants voyaient mourir les derniers animaux et le silence gagner des terres autrefois fertiles.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant