49. L'esprit d'Ikar

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7 juillet – 1200 mots


Cet esprit, m'a-t-on dit, était vaste.

Ce qui est vaste, souvent, est ancien.

Caelus, Le Monde Solitaire


Jaren et Tibor avaient prévu que Seryn tournerait le dos au nouveau roi de Sol Finis. À peine eût-elle émergé de la distorsion temporaire que le maître-guérisseur lui tendit un bâton de rechange.

« Alors, qu'a dit notre nouveau roi ?

— Rien d'intéressant. Ils vont pleurer auprès des dieux, en espérant plaider correctement leur cause. »

À leurs regards de connivence, Seryn sut qu'elle avait manqué quelque chose. Jaren se tourna vers Othon. On pouvait facilement faire un parallèle entre les deux solains – deux soldats de famille roturière, deux grands gaillards à qui la vie n'avait présenté qu'une seule opportunité, et qui l'avaient saisie.

« Toi, tu connais le dénommé Ikar, n'est-ce pas ?

— Euh, un peu, un ami du magistère, on a fait des patrouilles ensemble. Qu'est-ce qui s'est passé ? »

Tibor croisa les bras.

« Il est parti pour les Confins... et il en est revenu. »

Seryn prit aussitôt la tête du groupe. Lorsque l'on allait contre ses décisions, lorsqu'on mettait en danger la forteresse de Téralis, lorsqu'on prenait des risques inconsidérés, elle retrouvait son personnage habituel. Sévère comme l'orage, elle s'efforçait néanmoins de rendre une justice impartiale – et somme toute, bien plus clémente que celle de Méra. C'était le seul moyen pour continuer ainsi, à la tête d'une misérable troupe de solains en loques. Seryn, trop sensible malgré son image ombrageuse, ne punissait jamais comme l'aurait fait un officier du roi élevé dans les ors ; la dureté de l'hiver vaut mille fois mieux qu'une discipline de fer dans une société décadente.

On n'avait pas mis Ikar dans une cellule, ne sachant que faire de son cas. Il attendait en silence, assis à une table du grand réfectoire, sous bonne garde.

« Qu'avez-vous fait ? » tempêta-t-elle.

Toute la violence de son exclamation fut absorbée par la résolution calme du jeune maître d'Arcs.

« J'ai demandé une audience aux dieux. Elle m'a été accordée. J'ai vu les Sermanéens.

— Et vous en seriez revenu... vivant ?

— Je n'ai pas besoin de vous mentir, pas besoin de vous cacher quoi que ce soit.

— Vous êtes sorti dans les Confins. Les démons peuvent très bien vous avoir vrillé le crâne. En fait, ils vous contrôlent peut-être totalement.

— Je n'en ai pas l'impression.

— Et c'est ce qui ferait de vous le parfait agent infiltré. Jaren, Tibor, Othon, tenez-le. Je veux descendre dans son âme.

— Tu es sûre de toi ? demanda le maître guérisseur.

— Allez-y » annonça Ikar en ouvrant les bras.

Son invitation spontanée paraissait d'autant plus suspecte. Ils le forcèrent à s'asseoir et tissèrent une prison d'Arcs invisible autour de son corps, qui ne laissait filtrer que l'air. Seryn ouvrit grand son troisième œil, analysa ce que lui renvoyait la vision d'Arcs et chercha la porte d'entrée de l'esprit d'Ikar.

Les couches superficielles de sa pensée étaient étrangement calmes. Ikar avait ordonné et hiérarchisé avec application, ne laissant rien filtrer ni de ses émotions, ni de ses intentions. C'était effrayant de maîtrise ; Seryn faisait face à meilleur qu'elle pour la première fois.

Elle ne se laissa pas impressionner pour autant, même quand l'esprit d'Ikar se fit monde, que sa limite s'enfuit vers l'horizon, comme une vague roulant au lointain. Cette distance accomplissait le rôle des murs de sa propre forteresse mentale. Dans ce désert, vide de pensée, les ennemis d'Ikar se perdraient tous avant d'accéder à son intériorité véritable. C'était nouveau pour elle, presque intimidant. Ikar avait une notion très avancée d'espace, une capacité rare à imaginer l'infini, à visualiser le vide et à se l'approprier.

Elle ressentit le malaise des hauteurs, une sensation de vertige à l'idée que ce désert s'étendait sans but et sans limites. De sa salle des miniatures, elle tira la sphère de Delts. Le dragon-feu l'accueillit sur son échine et elle s'envola avec lui – avant de se heurter à une barrière invisible, faite de millions d'échardes, qui le brisa d'un seul choc.

« Je suis désolé, dit Ikar, vous devrez avancer seule. J'ai conçu des défenses impénétrables. »

Seryn reprit pied sur le sable. Celui-ci se déplaçait en permanence selon d'étranges courants, formant des figures en résonance permanente. Les grains ne tenaient pas en place.

« Un loup-argent ? remarqua-t-il. Votre forme astrale est très élégante. »

Lui-même était... solain. Irrémédiablement solain. Son propre corps physique, reproduit à l'identique, jusqu'au moindre trait, comme une forme irréductible, un cristal indestructible. Ce n'était pas normal. Rien n'était normal chez Ikar, bien que la primagister ne pût sélectionner le symptôme principal, mettre le doigt sur un élément particulier qui aurait tout révélé et tout expliqué à la fois.

« N'essayez pas de me comprendre, Seryn. Vous n'y parviendrez pas. N'essayez pas de chercher une vérité qui n'existe pas. Venez. »

Ses pas écartaient le sable. Ils s'enfonçaient dans le sol ; le ciel se renversa au-dessus de leur tête et, d'un bleu informe, se déchira de grandes griffures rougeâtres.

« À certains, leur passé est transparent et leur futur embrumé de doute. Pour moi c'est le contraire. Je me suis un jour éveillé dans ce corps avec la sensation de ne pas appartenir à ce monde. Mon chemin était déjà tracé et je n'en ai jamais dévié.

— Où mène-t-il ?

— Il me tarde de vous le révéler, mais pour l'instant, il y a plus urgent. Le deuxième Fléau progresse vers Téralis. Livenn l'avait vu. Les dieux me l'ont confirmé. »

Il fit renaître, de son souvenir, l'image des Sermanéens, leur quadruple regard de braise. Ils maudissaient la faiblesse des solains, cet espoir irréductible qu'ils s'enfuiraient un jour du Monde Solitaire. Ikar redonna corps à Hela, bienveillante mais impuissante déesse, qui ne lèverait pas la main pour empêcher ses frères de détruire tout en quoi elle avait cru, tout ce à quoi elle avait consacré son amour.

« L'ombre, comprit Seryn.

— En traversant les Confins, j'ai commencé à comprendre ce qu'étaient les démons qui s'y forment. Voyez Sol Finis. Nous sommes comme une petite bulle d'air au fond d'un lac. Une lueur isolée. Des âmes déchues, ou fragmentées, tombent de l'univers et traversent l'espace qui nous sépare, à la manière de débris en sédimentation. Elles coagulent autour de noyaux plus durs, reforment leurs volontés brisées, dévorent d'autres âmes, et atterrissent dans les Confins. La lumière les attire mais les brûle tout à la fois. Les Sermanéens pensent que l'ombre peut nettoyer Sol Finis de toute trace solaine. Ce sera le règne des démons.

— Dans combien de temps ?

— Il aurait fallu demander aux dieux. Une année ou cent, pour les immortels, cela n'a pas de différence. Peu de temps, je pense. Peu de temps. Demain, peut-être. Après-demain.

— Il n'y aura plus de Sol Finis, après le Fléau.

— Oui, il n'y aura plus de monde.

— Je dois contacter maître Wei.

— Vous pensez qu'il est encore temps d'atteindre les étoiles ? De partir d'ici ? Votre espoir vous honore, Seryn.

— Je ne vois que cela. Partir ou affronter les dieux. »

Ikar sourit. Il avait déjà fait son choix.

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