56. Le pont

16 9 0
                                    

1700 mots


On m'a parlé de vous.

J'aurais voulu vous venir en aide ; vous qui, dans le passé, avez bravé tous les fléaux. Qu'avez-vous vécu ?

Kaldor


Le soleil se couche ; c'est le soir. Voici ce qu'aurait pensé un terrien en levant la tête.

Mais il n'y a pas de soleil sur Sol Finis.

Des griffures orangées traversaient le ciel rouge, telles les traînées de feux d'invisibles dragons. Des clignotements de phosphènes traversaient les nuages, comme si des dieux se livraient, là-haut dans leur Séjour proverbial, un combat de titans. Et ce crépuscule fuyait sans jamais se finir. La concordance de ces indices inquiétants amenait tous les solains à la même conclusion, consciente ou non : le ciel mourait.

Il s'épanchait de feux toujours plus glorieux ; sa mort serait superbe. De la poussière et de la roche qui s'étendait maintenant à perte de vue sur les terres autrefois fertiles du royaume solain, il fallait qu'ultimement, quelque chose de grandiose surgisse.

Le groupe poursuivait sa trajectoire en direction de la Capitale, guidé par la certitude de Seryn. Les photosaures avaient d'abord dévié de leur course, désorientés. Face à cette lumière, surnaturelle pour un monde qui s'en remettait entièrement à sa déesse-soleil, leurs mouvements s'étaient alanguis, lentement grippés. Ils s'étaient arrêtés enfin comme pour réfléchir à leur situation. L'ombre coulait maintenant entre leurs pattes métalliques comme l'eau noire d'un fleuve en crue. Leurs corps prisonniers surgissaient encore du front du brouillard. Leurs derniers instants seraient faits, non de cette tristesse que Seryn leur avait toujours connu, mais d'une peur indicible. Celle de se voir partir, absorbés par le Fléau. En cela, ils deviendraient, pour un instant, parfaitement semblables aux solains.

Ceto, quant à lui, cheminait dans les esprits en apportant sa ruine. Patient, il ratiocinait sans cesse sur les détails les plus infimes, ne reculant devant aucune contradiction, tout à prouver que leurs vies n'avaient été, à l'instar de ce monde, qu'une succession d'échecs jamais avoués, comme un orchestre désaccordé.

En fait, ton amour est toujours venu trop tard, Seryn. Tu n'as vraiment aimé ton frère que quand il t'a été enlevé ; tu n'as aimé ton second que quand il est parti. Le reste du temps tu remettais cela à plus tard, comme un éternel calcul. Tu es froide, bien plus que ceux que tu crois morts et qui sont avec moi. Peut-être es-tu déjà morte toi-même et refuses-tu cette réalité.

Il allait d'hypothèse en conclusion, sautait sans ordre d'un bout à l'autre de leur vie, jetait une lumière crue sur la moindre pensée, le moindre détail qui pouvait faire d'eux des êtres abjects ; il trouvait toujours quelque chose. Bientôt, en n'y prenant garde, les solains s'entendaient murmurer à voix basse ce qu'il leur dictait. À force de l'entendre, ils le croiraient.

Tout au bout du groupe, la conversation prenait un tour malsain ; deux soldats discutaient de ce qu'ils avaient vu, platement, pesant le « pour » et le « contre » de se jeter dans l'ombre, comme s'il s'était agi d'un choix égal entre deux peines, d'un arbitrage entre deux maux. Intervenir dans leur conversation ne servait à rien. Se disant cela, Seryn en conclut que Ceto, à long terme, avait gagné. Il cernait leurs esprits comme il assiégerait bientôt la Capitale.

« J'en ai assez » s'exclama-t-elle.

Sa jambe lui faisait mal. Seryn se laissa tomber au sol et s'assit en tailleur. Elle somma Tibor de faire de même ; les autres les rejoignirent sans trop savoir.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant