La lumière, pour les solains, se faisait chose rare. Leurs cieux bien pourvus, les habitants de Méra se croyaient bien lotis. Ils ignoraient se trouver à l'ombre de l'Histoire, prêts à embrasser la chute vers les ténèbres qui, seuls de leur monde, les avait encore épargnés.
Les Croyants pensaient qu'il suffisait de tendre la main vers les dieux, comme Adam sur la Chapelle Sixtine, pour recevoir leur bénédiction – et donc leur aide. Ils vivaient dans ce déni perpétuel, oubliant la rupture de l'horloge des saisons, la diminution de la lumière, les constats alarmants provenant des Confins.
Les Déçus pensaient que rien n'empêchait les solains de traverser l'espace sur leurs bottes de sept années-lumière et de rejoindre un autre monde. Rien sinon une certaine volonté politique, comme le grain de sel qui sépare le potage de la perfection. Et en ce monde, sans les dieux, ils pourraient reprendre la même vie – la seule véritable question étant de se trouver un nouveau débat politique.
Les princes pensaient qu'il était temps de reprendre leur dû.
Tous se trompaient.
Caelus
Sol Finis, Deux cent cinquante jours avant la transmigration
Depuis quelques minutes, le prince Eil se tenait debout. Les yeux rivés sur ses papiers, il penchait légèrement d'avant en arrière, comme un vieil arbre frémissant sous l'aquilon. Il réfléchissait mieux ainsi ; parfois marchait d'un bout à l'autre de son bureau, ou posait les yeux sur sa bibliothèque sans raison, avant d'appeler sa secrétaire.
« Ils sont arrivés, prince. »
L'annonce le fit sursauter. Eil se croyait seul avec ses pensées, apprendre le contraire lui donna l'impression désagréable d'avoir tout révélé de ses plans, de s'être entièrement dévoilé. Fort heureusement, il ne s'agissait que de l'Intendant El Golgar, non d'un maître d'Arcs. Golgar ne lisait pas les pensées des solains ; il se contentait de les manipuler, de les corrompre. Il maniait la langue et le pot-de-vin comme d'autres le bâton de combat.
À Méra, les armes de l'Intendant se révélaient les plus efficaces. La Chambre des Délibérations en avait fait, le jour même, l'amère expérience.
« Par les dieux, Golgar, faites-vous annoncer !
— Pardonnez-moi, prince. »
Cette figure bouffie d'excès, toujours souriante, ne demandait pourtant pas le pardon. Golgar était comme une de ces statuettes protectrices dont s'entourent les solains superstitieux, prêts à tout pour trouver un substitut aux dieux. Il paraissait inconcevable qu'un solain aussi épais sût se mouvoir avec tant de discrétion. Golgar était un être surprenant.
« Faites-les attendre, dit Eil. J'arrive. »
Le prince écarta ces quelques mèches grisonnantes qui tombaient encore de son crâne dégarni, comme les lierres d'une façade à l'abandon, encadrant son front plissé de rides permanentes. Tout vieux solain qu'il fût, Eil était fait d'un bois sec, endurci. La dissolution de la Chambre, l'instauration du Triumvirat, tout cela faisait partie de son plan, dans lequel les deux autres princes ne jouaient qu'un rôle mineur. Dans leur improbable trio, Eil avait déjà gagné les faveurs de la foule. Il suffisait de tendre la main pour se saisir du pouvoir.
Au bon moment, cela dit. Après avoir jeté au feu tous les recours possibles de ses adversaires.
Le prince Eil se composa un sourire. Sur le chemin de sa salle d'audience, sa secrétaire tenta de l'appréhender sans succès. Il fit un geste de dédain qui signifiait « revenez plus tard ». La porte lui fut ouverte.
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Sol Finis
Fantasia-- Premier livre dans la trilogie des solains -- Méprisé par ses dieux, abandonné par le destin, un monde perdu s'éteint dans l'indifférence. Ceux qui veulent échapper à l'anéantissement tournent leur regard vers le ciel : là-bas, au loin, se trouve...