13. Le prédicateur

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1400 mots


Es-tu meilleur qu'un autre ?
Es-tu moins bon qu'un autre ?
D'autres sont-ils meilleurs que toi ?
D'autres sont-ils moins bons que toi ?

Ces questions n'ont aucun objet, car tu es le seul à emprunter cette route.
Là où tu te trouves, il n'y a que toi.
Là où tu te rends, personne n'est encore jamais allé.

Kaldor, Principes


Sol Finis, Deux cent jours avant la transmigration


La place de marché s'était emplie d'une foule hétéroclite, où se mêlaient l'aristocratie et la roture, les maîtres et les servants. Tout au bout de cet océan solain, surgissant de cette forêts de têtes, une figure en robe orangée faisait de grandes gestes, tel le capitaine maudissant les flots qui frappent son navire.

Avant la grande sécheresse qui avait frappé sa province natale, Néa n'avait jamais vu de prédicateurs, elle n'aurait jamais pu même les imaginer. Ils se multipliaient depuis quelques années, symptôme d'une maladie qui gagnait du terrain sur le royaume. Ces solains solitaires avaient l'apparence de pestiférés ; ils allaient en boitant dans les allées passantes, le dos tordu, la main vainement tendue, traînant leurs hardes tels des morts relevés de la tombe. On s'écartait à leur passage, on leur jetait une pièce, un morceau de pain ou des ordures. Ils se nourrissaient de la générosité des âmes inquiètes, des solains superstitieux craignant pour leur salut.

« Je l'ai vu ! » glapit soudain le prédicateur jusqu'ici penché sur la foule. Il leva la tête ; un instant, Néa crut qu'il se tournait vers elle, comme pour l'inclure dans son délire. Elle fit un signe de tête aux hommes qui la suivaient.

Les prédicateurs étaient tous si semblables, de leur apparence grossière à leur discours flamboyant, qu'ils ressemblaient à un phénomène naturel, autosimilaire et prédictible. Ils surgissaient des étendues asséchées de Sol Finis, kystes de folie mis à jour par la désertification du monde ; indestructibles, car déjà détruits.

Le solain sur son estrade disposait d'une voix impressionnante, sans commune mesure avec son apparence de vieillard voûté, le cheveu flétri, la peau sèche comme un vieux cuir, la mâchoire tordue et les dents défoncées. Néa et les soldats de la garde l'entendaient parfaitement, bien qu'il leur restât encore des dizaines de mètres de foule à franchir. Son sermon se répercutait sur les murs blancs de chaux comme un verdict inarrêtable.

« Je l'ai vu ! Ô peuple solain, bientôt la déesse Hela, mère de nous tous, pleurera des larmes de sang. Le ciel se couvrira de cloques ardentes et les flammes se déverseront des sept cieux supérieurs. Je l'ai vu ! L'ombre montera des Confins en vague grondante, brisera la dernière ceinture de montagnes – brisera la Barrière qui marquait le dernier domaine des solains. Je l'ai vu ! Ainsi en ont décidé les dieux ! Ainsi ont choisi les Sermanéens, nos créateurs !

Ô peuple solitaire, voici venue la fin des temps. De ce ciel se déversera un orage de sang. Issues des os de Léviathan, fermentés dans la terre de Sol Finis, les parasites remonteront du sol et jailliront de tes entrailles. Et l'ombre – l'ombre à qui est donnée ce monde, l'ombre marquera l'entrée dans une nouvelle ère. Ainsi en ont décidé les dieux. Il croît sans cesse, notre successeur, et quand il sera devenu gras et intelligent, il marchera sur le centre de notre terre. Entends son souffle maudit résonner au-delà de la Barrière. Sens son haleine toxique cheminer jusqu'à toi. Il est à l'image de la colère des dieux. »

Les gardes fendirent discrètement la foule. Il régnait une chaleur insupportable, amplifiée par la présence de ce public amorphe et docile. La chemise de flanelle de Néa était trempée de sueur. Elle aurait pu créer une illusion de fraîcheur, mais aujourd'hui plus que d'habitude, la magie d'Arcs la répugnait. Aussi agissait-elle en solaine normale, partageant l'inconfort de ses soldats, inspirant sans broncher les effluences amères qui transpiraient de la foule. Les maîtres d'Arcs à Méra avaient pour habitude d'étendre leur esprit, de s'entourer d'une aura perceptible pour tous les solains, de sorte qu'on s'écartait pour leur livrer passage, comme des rois en déplacement – car ils étaient rois en leur cour. Mais Néa craignait que le prédicateur ne sente son approche et ne jette l'attention sur elle, aussi devait-elle jouer des coudes comme tout le monde.

De son estrade, le prédicateur prit une inspiration si profonde qu'on crut que ses poumons allaient éclater sur place.

« Ô peuple ingrat, tes crimes sont immenses et tes fautes inexpiables. Tu as renoncé à la voie choisie par les dieux. Tu les as reniés. Tu t'es tourné vers de fausses chimères. Tu as fait mauvais usage des pouvoirs donnés en héritage par ta mère Hela. Et lorsque ton monde glissait vers la ruine, tu l'as regardé disparaître sans rien faire. Cela est la vérité !

Je vous vois, maîtres d'Arcs, nobles, princes de la Cour. Vous serez les derniers des solains, car vous êtes moins que des solains. Vous pensez vivre plus longtemps, mais vous ne vivez déjà plus. Vous dévorerez vos propres enfants. »

Sur ce point, il n'avait pas tort. À la Cour, les solains entourant Néa étaient des prédateurs cruels. Ils ne défendaient ni ne perpétuaient rien ; leur seul objectif était d'être le dernier vivant. Ainsi pensaient les princes, ainsi agissait l'Intendant El Golgar.

« Je te le dis, ô peuple maudit. Cette ville te semblera la dernière debout ; en réalité elle est morte depuis toujours. Le mal de Léviathan a corrompu ces cœurs. Prie tes dieux que ces âmes puissent être sauvées ! »

Étrange, songea-t-elle. Sol Finis n'a eu aucun contact avec les Sermanéens depuis la chute de Léviathan – ils sont devenus leur propre légende. Pourquoi ce resurgissement soudain de la volonté des dieux, magnifiée dans cette apocalypse promise ? Pourquoi ne pas accepter que les Sermanéens aient simplement abandonné Sol Finis à son sort ?

Voilà ce sur quoi ce solain se trompe. Sa vision du monde est sinistre, certes, mais il tente de la structurer autour de grands principes, d'un ordre cosmique, d'une volonté divine primordiale. Lui aussi croit en quelque chose, quand bien même il prédit d'effroyables conséquences. Voilà pourquoi il est objet de fascination. Tous ces solains qui l'entourent ne croient en rien. Ils sont attirés par la moindre lumière.

Néa se trouvait maintenant juste sous l'estrade, assez près pour sentir l'haleine puante du prédicateur, qui postillonnait entre deux claquements de dents compulsifs. Elle vérifia que ses soldats s'étaient positionnés aux alentours pour disperser la foule si nécessaire.

« Ainsi en ont décidé les dieux ! Aujourd'hui, le prince Derring est mort. C'est le début du dernier tournoi. Les princes, les gouverneurs, les artisans, les paysans, vous-mêmes – nous y participerons tous. Le frère poignardera le frère dans son dos, les parents noieront leur enfant dans le fleuve, le serviteur empoisonnera le maître. Chaque solain tuera un solain, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un ! Et alors ! Alors, le dernier solain assistera à la fin du monde. »

Derring, mort ?

Pourquoi ne l'avait-on pas mise au courant ?

Le moment de grâce était passé ; le prédicateur commençait à se répéter. Las, encouragé par la soldatesque, son public se dispersait, ce qui le jeta dans une colère noire. Ses bras pustuleux s'agitèrent en tous sens tandis qu'il pointait du doigt ceux qui lui tournaient le dos dans une surenchère de malédictions.

« Solain ! Les dents pourriront dans ta bouche ! Le rédempteur traversera les cieux fracturés et passera devant toi, mais tu seras indigne de le rejoindre. Solain ! Ta chair se liquéfiera et tu nourriras les démons ! »

Ayant épuisé son souffle, redevenu pratiquement aphone, le vieillard se rapetissa lorsque Néa émergea du flot solain. Montée face à lui sur l'estrade, il lui suffit d'un regard pour signifier que le sermon prenait fin. Le prédicateur cracha au sol, tordit ses mains en un symbole de déshonneur, murmura une imprécation finale.

« N'imagine pas que tu peux les sauver. Tu ne peux sauver qui que ce soit. Tu n'es pas plus intelligente. Pas plus noble. Pas plus courageuse. »

Il bondit à terre et leur faussa compagnie, incroyablement rapide pour un boiteux.

« Laissez-le partir, ordonna Néa. Ça ne sert à rien de l'arrêter. Il reviendra de toute façon, ils reviennent toujours. »

Le prince Derring ne reviendrait pas. Elle s'était promise de suivre l'affaire, d'assister à son procès, d'entendre ce qu'il avait à dire. Tous ces plans lui paraissaient maintenant bien naïfs.

Néa se mordit la langue, honteuse et en colère contre elle-même. Par ses actions, elle faisait une bien piètre mage d'Arcs, docile, incapable de comprendre les plans imbriqués et tortueux de la Cour, de découvrir les mensonges. Elle entrait exactement dans le rôle qu'on lui destinait : un simple outil. Une arme pour maintenir le pouvoir de l'État.

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