Chapitre 1

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Sur le comptoir, elle saisit ses clés de voiture, passa la porte et s'engouffra dans la nuit noire.

Pas un bruit ne venait accompagner celui de ses talons hauts sur le bitume humide, qui résonnait contre les hautes façades des maisons adjacentes à la sienne. Vêtue d'un léger chemisier en soie et d'une jupe relativement courte, elle frissonnait sous la froideur de l'air. Sa tenue n'était pas adaptée pour sortir un soir d'hiver. Anasia ne le savait que trop bien. Simplement, les clients lui donnaient plus de pourboires lorsqu'elle arrivait déjà en petite tenue.

« Faut-il que j'attrape un rhume pour qu'ils me disent d'aller me rhabiller? » Pensa-t'elle sans grand espoir. Elle renifla et se frictionna énergiquement les épaules en courant presque jusqu'à sa voiture. Lorsqu'elle s'engouffra dans l'habitacle, aussi froid que la température à l'extérieur, elle s'empressa d'allumer le contact ainsi que le chauffage.

Un soupire d'aise lui échappa tandis que, petit à petit, son corps retrouvait une température normale et plus agréable. Si Anasia avait pu, elle était certaine qu'elle aurait passé le restant de la nuit dans sa voiture, à l'abri du vent, du froid, mais aussi des regards lubriques et des commentaires salaces sur son compte. C'était sa petite bulle à elle, son moment de calme avant la tempête. Bien installée sur son siège conducteur, son cerveau se déconnectait de son corps pour ne revenir qu'une fois le soleil levé, une fois son service fini.

Anasia était lasse, lasse de devoir exercer les mêmes chorégraphies chaque soir de la semaine, lasse de devoir plaquer en permanence sur son visage un sourire faux qui ne trompait qu'elle...

Au détour d'un carrefour, elle hésita devant les deux choix qui s'offraient à elle: d'un côté, à droite, elle rejoindrait Le Cabaret où elle danserait encore, comme une musique qu'on remet sans arrêt en appuyant sur le bouton « Replay », et d'un autre, à gauche, elle pouvait partir, quitter la ville et ne jamais y revenir.

Après tout, il n'y avait rien ici pour elle. Rien ne comptait à ses yeux, rien n'avait d'importance. Mais il semblait qu'elle était vraiment prisonnière de sa vie, elle emprunta la voix de droite.

Comme à chaque fois qu'elle tournait au coin de la rue, le son de diverses voix et rires se fit entendre davantage, ainsi que la musique. Le temps qu'elle se gare sur le petit parking réservé aux employés, les textes qui s'échappaient des imposantes enceintes accrochées aux murs étaient devenus assourdissants.

Seule dans sa petite voiture d'occasion, Anasia se confectionna un visage joyeux et rieur, celui qu'ils aimaient lui voir. Elle appliqua de l'anti cerne sur les poches violacées qui encadraient ses yeux bleus et appliqua sur ses lèvres pulpeuses une généreuse couche de gloss rouge criard. S'ébouriffant les cheveux afin de se donner un côté plus décontracté, elle saisit son sac à main, prit une longue inspiration tremblante et se décida à sortir de son tacot.

-Tu es ravissante, Anasia... Comme toujours... Lui dit un homme proéminent aux cheveux gras et aux petits yeux bleus plissés pareil à ceux d'un rat en plein examen de sa nourriture.

-Merci, Carter. Dit celle-ci en retenant un haut-le-cœur à la vue de son patron et de son érection qui dressait son pantalon sur ses jambes grassouillettes.

-Tu resteras plus longtemps, ce soir. Il y a plus de monde et un ami... personnel qui désirerait te voir danser.

La gorge d'Anasia se serra, son pouls s'accéléra considérablement, elle sentit une goutte de sueur perler le long de son dos. Généralement, les filles à qui on demandait de prolonger leur service devaient soit, rattraper une absence ou, dans le pire des cas, exercer une danse privée pour un client au porte monnaie bien fourni.

Comme s'il lisait dans ses pensées, Carter s'empressa de la rassurer:

-Ne t'inquiète pas... Pas de danse privé, ma colombe, juste sur la scène.

Le noeud se desserra brutalement dans sa gorge et un soupir de soulagement lui échappa, malgré elle.

-Je connais ton aversion pour ce genre de pratique... Poursuivit-t'il en grattant négligemment la bedaine qui dépassait de sa chemise hors de prix.

Et il n'exagérait pas ses mots. L'unique fois où Anasia avait été contrainte d'exécuter ce genre de danse, elle n'avait pu la terminer et s'était écroulée sur le sol, évanouie. Le client, mécontent, avait fait une scène mémorable dans Le Cabaret, causant quelques problèmes à Carter...

-Allez va, maintenant.

Anasia ne se fit pas prier, elle dépassa Carter qui, au passage ne put s'empêcher de donner une tape sur ses fesses rebondies. Elle se mordit les lèvres afin d'étouffer un cri de surprise et continua son chemin, la tête haute. Elle se sentait humiliée.

***

« Respire Anasia... Tu es prête... Imagine que c'est Grand-mère qui te regarde danser... » se répéta inlassablement Anasia en attendant que les pans du rideau se soulèvent.

Cela faisait cinq ans que, chaque soir, elle enfilait son éternel costume noir en dentelle -qui ne cachait pas grand-chose- et attendait que la musique commence. Comme un condamné sur la guillotine attendant tristement son sort. Cinq ans qu'elle se répétait cette même phrase. Bizarrement, cela marchait plutôt bien, elle arrivait à tout oublier en pensant à sa grand-mère, il n'y avait qu'elle qui ai jamais comptée.

-Bonne chance! Lui souffla gaiement Miriame en agitant devant elle un pouce levé.

Anasia répondit par un sourire triste. Miriame aimait travailler au Cabaret, elle aimait que les gens s'intéressent à elle. D'une manière ou d'une autre elle faisait pitié à la danseuse. Cela se voyait que la gamine d'à peine vingt ans était en manque d'affection. Comment avait-elle pu être aussi désespérée pour trouver réconfort dans les bras de pervers vicieux comme Carter?

Le « dong » sonore, annonçant le début de ses spectacles retentit et le rideau s'ouvrît lentement, dans un mouvement très sensuel, révélant Anasia aux yeux de tous.

De longs rubans en tissu descendirent du toit et vinrent s'emprisonner dans les petites mains de la danseuse. Elle s'y accrocha désespérément, comme s'il aurait pu la retenir de sombrer dans le désespoir qui l'envahissait au fur et à mesure qu'elle s'entourait dans les pans de tissu. La musique entraînante cognait fortement contre ses tympans. La lumière des projecteurs l'aveuglait.

Elle enchaîna encore quelques figures agiles et gracieuses puis, vint le moment de son enchaînement préféré. Elle noua solidement ses pieds aux deux morceaux de tissu et s'assit sur ses derniers avant de se recouvrir entièrement en dépliant le tissu de par et d'autre de son corps tendu par l'effort. Enfermée dans sa prison de tissu, elle pris le temps de souffler quelques instants, le pire était à venir... Elle entendait quelques murmures et quelques rires venant du public

Soudainement, elle se redressa et brisa sa cage de textile. Se retrouvant un pied emmêlé dans chaque bande de tissu, elle les croisa derrière son dos et s'assit dessous. Refoulant son dégoût, elle écarta les jambes, exposant partiellement ses chairs aux yeux de tous. Des exclamations fusèrent parmi le public, accompagnées de commentaires dégradants.

Et c'est là qu'elle la vit.

Au fond de la pièce, assise sur une chaise de bar. Sa tenue étonnamment habillée pour un endroit comme celui-ci -jean serré et t-shirt à manches longues unis- contrastait vivement avec la décadence des lieux. Ses cheveux soyeux blond parsemé de mèches plus claires étaient relevé en une queue de cheval. Anasia, du haut de son « promontoire de la honte » -comme elle se plaisait à l'appelait- remarqua qu'un sentiment étrange brillait dans ses yeux ridiculement bleus, un sentiment auquel elle n'avait jamais été confrontée auparavant:

Le dégoût.

ANASIAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant