J'ai toujours détesté ma ville : trop de bruit, trop de pollution, pas assez de verdure... Et des gens qui ne font que grimacer ; aucun sourire, des visages gris comme le ciel. J'ai d'ailleurs l'impression que le ciel est tout le temps nuageux, chez moi. Les rues sont sales ; le parc, mal entretenu (les herbes folles s'y étalent partout) ; et les façades des maisons, recouvertes de traces noirâtres. Cependant, j'aime bien y vivre, parce que j'y ai mes copains, mon appartement, mon immeuble avec sa grande terrasse sur le toit – on n'y va presque jamais parce qu'il y fait trop froid, avec le vent – et surtout, ma voisine du dessous.
Cette dame là est absolument merveilleuse. Elle vit seule avec deux gros chiens qui me sautent dessus quand j'entre chez elle, et a toujours un sourire coincé au bord de ses lèvres légèrement gercées. Je n'ai jamais su quel âge elle avait. Plus que mes parents, ça c'est clair, mais pourrait-elle être ma grand-mère ? Aucune idée. Il émane d'elle une vitalité assez incroyable, impressionnante. Elle inspire le respect. Pourtant, elle est très gentille, tout sauf rigide et accueillante. Je vais toujours prendre le thé chez elle après les cours.
D'ailleurs, je quitte mes deux amis qui se dirigent vers celui qui habite un peu plus loin dans la rue. Ils me font coucou avant de reprendre tranquillement leur route. Ils ne savent pas que je vais chez Hortense. Personne ne le sait vraiment, hormis mes parents. Et encore.
J'entre dans l'immeuble, monte deux étages en courant, sans toquer à la porte. Je la pousse sans attendre, me déchausse en lâchant mon sac puis m'avance dans l'appartement. Je m'attends à l'accueil des deux chiens, qui ne tarde pas : Tyni jappe en me voyant, elle secoue la queue, la langue pendante. Je lui gratte affectueusement la tête puis manque de tomber, Flack s'amusant à passer à toute vitesse entre mes jambes. Il me faisait toujours tomber, au début, mais maintenant je le connais par cœur. Je retrouve mon équilibre à l'aide du dossier du vieux canapé plein de poils, puis vais vers la cuisine mettre de l'eau sur le feu. Je la fais bouillir tout en sortant du placard des gâteaux et les sachets de thé.
Hortense est arrivée dans le salon, je sais qu'elle installe la nappe sur la table basse. Elle vient ensuite chercher le plateau de biscuits, en profite pour passer ses mains rêches dans mes cheveux, puis repart sans un mot. L'eau est brûlante, j'en verse deux tasses dans lesquelles je mets chacune un sachet à infuser. Je laisse mes yeux traîner sur le plan de travail recouvert de plantes séchées, de fruits à coques (Hortense les adore, je lui en rapporte dès que j'en ai à la maison), d'ustensiles plus ou moins utiles, et de livres. Son appartement en est rempli du sol au plafond, de toute façon. Je prends les tasses avec agilité – je ne me brûle plus depuis longtemps – et vais la retrouver. Elle est assise sur le vieux canapé aux couleurs passées, Tyni sur les genoux. Je ne vois pas Flack, il est probablement à la fenêtre donnant sur la cour intérieure de l'immeuble, les pattes avant sur le rebord et le museau pointé vers le ciel. Il adore se placer là et y rester de longues minutes.
Je m'assieds et tends sa tasse à Hortense. Elle me sourit en l'attrapant délicatement ; on boit sans parler. On profite. Je prends un biscuit que je trempe dans mon thé, le grignote en fermant les yeux, puis sens un coussinet sur ma jambe. C'est Tyni qui a étendu sa patte, trop heureuse des caresses que lui procure sa maîtresse. Je n'ai jamais rencontré plus affectueux que cette chienne. Ceci dit, je n'ai jamais vu beaucoup d'animaux.
Je suis grand frère de trois ans d'une monstruosité que mes parents osent appeler « un trésor ». Ma sœur est, pour ainsi dire, mon pire cauchemar. Elle crie pour rien, pleure sans arrêt et se plaint comme elle respire. Mais parfois, elle m'aide à grappiller du chocolat ou à sortir en cachette, donc je l'aime bien malgré tous ses défauts. Disons qu'on a une relation d'intérêts. Mes parents ne sont pas souvent à la maison, sauf le week-end ; ils travaillent du matin au soir, et c'est pour ça qu'on a une nounou à l'appartement. Pour faire court, c'est une personne supposée nous garder et nous empêcher de faire des bêtises tout en veillant à notre apprentissage des leçons. Une gardienne de prison, exactement. Après on se demande pourquoi je suis toujours fourré chez Hortense. Ceci dit, ce n'est pas la seule raison. Hortense, c'est devenu une confidente, une alliée, une amie. Et, du haut de mes douze ans, j'en ai bien besoin. Évidemment, j'ai mes copains, mais ils ne comprennent pas tout ; on est bête quand on a mon âge. Hortense, elle, écoute quand je lui parle, elle répond quand j'ai terminé et me réconforte à tout moment. Elle est comme une bouée de sauvetage, la seule qui me voie vraiment, la seule qui sache réellement qui je suis. La seule aussi à s'y intéresser.

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Invisible
ParanormalDans une ville grise et triste, un garçon grandit. Frank a douze ans, expérimente les premiers amours d'adolescent, les sorties entre copains, les longues heures au collège... Mais, plus important, Frank disparaît. Alors, il se réfugie chez sa voisi...