XVI. Une vie sans toi

9 0 0
                                    

*Point de vue de Néhésy*

Le temps passe, inexorablement, mais depuis mon retour au pays des anges, je ne suis plus les aventures de Lou. Bien que l'on ai discuté, je sentais bien qu'ielle n'était plus là pour moi, et qu'ielle se raccrochait à moi par dépit, non par envie, et sans y croire franchement...

J'ai donc décidé de croquer la mort à pleine dents, et à m'amuser comme je le peut. Tous les jours ou presque, nous allons sur terre avec May, et on ramène à manger, à boire, des chaises longues pour aller au lac...

Parfois on accompagne des nouveaux, juste pour voir leur tête lorsqu'on ouvre les pages des âmes remplies d'images casi-pornographiques. Une fois même, l'un d'entre eux a vu ses parents! Il s'en est pas remis et n'a toujours pas choisit de personne à surveiller.

La vie dans les nuages de Mathusalem est tranquille, je me suis fait mes amis (May bien sûr, mais aussi Vito même s'il adore râler, et Sebastian quand il ne vadrouille pas.) et on passe beaucoup de temps ensemble, à boire des bières terriennes devant le lac ou se baladant entre les maisons et les vastes forets- colonnes qui hantent les trois quarts de la surface de la planète.

Je me suis souvent dis que je devrais me remettre au boulot (surtout quand mes compagnons bossent d'ailleurs), mais la blessure ne se referme pas... Mon amour pour Lou est toujours présent, et me pèse...

Pour l'oublier, j'ai même embrassé May une fois. Elle n'avait pas l'air contre, mais je m'en suis voulue et n'ai pas retenté l'expérience. On en a plus reparlé, et notre amitié est restée telle quelle, avec les bêtises et les jeux enfantins que nous avons créés.

Ce jour là (puisqu'il n'y a que le jour sur cette planète) , May me regarde d'un air grave, et me dis:

-hé Néhésy, ça fait 40 ans que tu n'as pas regardé ton âme... Je pense, et je pense que les autres aussi se disent la même chose, que tu devrais vraiment t'y remettre...

Je la regarde, surprise. C'est la première fois qu'elle me fait un reproche! Je le prend mal...

-40 ans que ielle se débrouille sans moi, ielle m'en voudra pas pour quelques années de plus! Et puis pourquoi on fait ça? La vie est beaucoup plus simple en ne faisant rien! On est pas bien là, juste toi et moi, à ne rien faire?

Je vois bien que ma réponse ne lui plaît pas. Soudain, elle se redresse, et me fait signe de la suivre.

On arrive tout droit à la forêt-colonne, et on s'enfonce à l'intérieur, plus profondément et plus loin que toutes les fois où nous y sommes allés.

Finalement j'aperçois une forme entre les lignes blanches des "arbres": posée contre l'un d'eux, immobile, une masse noire inconnue. J'entends May chuchoter près de moi.

-ça, c'est ce qui arrive quand on ne fais plus attention à son travail. Au bout d'une âme gâchée, tu perds la mémoire. Tous tes amis, ton ancienne famille, et même ta maison attitrée disparaît. Tu te retrouve seul, inutile et incapable . Tous ceux qui ont fais cela sont ici. Ils ne sortent jamais, et le seul moment intéressant de leur vie, c'est quand d'autres anges leur ramène des bouteilles. J'espère que ton but n'est pas ça, parce que je serais vraiment déçue!

Je m'approche doucement de l'ange déchu. Les yeux vitreux, dans un songe profond et désespéré, il semble en pleine confusion. J'essaye de le réveiller en lui touchant l'épaule, mais May me retiens de justesse. J'insiste, et lance un "Hohé" interrogateur. Et là, sans crier gare, les yeux se fixent sur moi, puis des mains s'agrippent à mes pieds! Une voix, enrouée et semblant sortir de nul part me crie:

- A BOIRE,A BOIRE, A BOIRE!

La voix ne s'arrête plus, et les mains s'accrochent avec force. Terrorisée, je lance un regard vers May, dont les yeux horrifiée montre qu'elle ne sait pas quoi faire. 

Passé ce moment de latence, nous nous liguons pour faire céder la pression des phalanges contre mes tibias, puis lorsque celles-ci tombent finalement, nous partons en courant.

Le cri est rejoint par d'autres, et on sait que tous se sont passé le mot. Même en relais du temps des vivants, je n'ai jamais couru aussi vite et avec autant de peur.

Peu à peu les voix lugubres se taisent, et bientôt le silence est d'or. May se tourne vers moi, rouge de colère et d'avoir trop couru, et me lance, furieuse:

-Tu es contente? Ça te suffisait pas d'en voir, il fallait vraiment rameuter les morts-vivants en réveillant l'un d'eux? Maintenant moi je vais travailler, parce que je préfère mon destin à celui-ci. Toi, fais ce que tu veux, mais ne m'embarque plus dans tes affaires! Tant que tu ne sera pas redevenu l'ange que j'ai connu, ce n'est pas la peine de venir me voir, ça ne m'intéresse pas!

Et sur ses mots, elle part d'un pied ferme vers sa maison. Seule, je la regarde partir, puis me tourne vers l'antre des anges déchus.

"Et maintenant, que faire?"

________________________________________

*Lou, Finlande, 40 ans après*

La neige tombe sans un bruit sur le cimetière endormi.

Le fossoyeur voulait creuser à la pelleteuse, et j'ai refusé: mon ami mérite le silence et le froid de l'hiver, la quiétude, et non pas une machine. C'est moi, avec une pelle que l'on m'a prêté, qui creuse. Le sol est gelé comme un coeur de pierre, et le travail est dur et lent. J'ai froid, et je suis en peine.

Lennart et moi avons vécus 40 années d'amour ensemble, facile, tranquille et dans la joie. Et c'est maintenant que tu me quittes? C'est moche. Je lui en veut un peu, mais c'est le sort. Je me remet à creuser. Je m'en veut plus, parce que lui au moins m'a aimé sans détour, sans compromis, entier.  On a voyagé partout, avec le Chat, qui nous a quitté depuis longtemps, puis en couple. On a pensé à se marier, à avoir des enfants, puis on y a renoncé: pourquoi faire? Notre amour était déjà complet.

Et maintenant je suis seul-e...

Le genre des anges n'intéresse personneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant