A 10 h, Ryan profita de la pause pour reprendre un café à la salle des professeurs. Il en avait besoin après la nuit qu'il avait passée. Il s'installa à une table et, après s'être assuré que la salle était vide, sortit l'enveloppe de sa poche. Le tampon en haut à gauche était parfaitement reconnaissable. Il l'ouvrit : à l'intérieur se trouvaient deux feuilles pliées, couvertes d'une écriture manuscrite. Il déplia la première. Dans cette lettre, le directeur de la Grande Dictée lui demandait s'il acceptait de préparer un élève.
La Grande Dictée portait bien son nom : lors de ce concours national réservé aux adultes, les participants devaient écrire un texte très long, de cinq à dix pages, qui n'était lu qu'une seule fois avant la dictée et n'était jamais répété. Les règles étaient strictes ; les examinateurs, sévères. C'était la dictée la plus difficile jamais connue en France. Ryan avait entraîné nombre d'élèves à ce concours. Aucun n'avait jamais gagné. Mais il les avait suffisamment préparés et rassurés pour qu'ils fussent fiers d'y avoir participé.
Ryan prit ensuite la copie qui accompagnait la lettre. Une copie excellente. Ses yeux se posèrent sur le nom de l'élève...et il se figea. Son cœur sembla cesser de battre. Un grand froid l'envahit, sa gorge s'assécha. Ses mains se mirent à trembler, les sons furent étouffés par le battement du sang dans ses tempes. Tristan Dumont, Terminale L. Ryan revint progressivement à la réalité, les sons résonnèrent à nouveau autour de lui, mais son regard restait bloqué sur le nom de famille, il ne parvenait pas à bouger. Dumont...C'était impossible...Pas lui...
Il secoua la tête, tenta de se reprendre. Il y avait sûrement des milliers de Dumont à Dijon, qui n'avaient pas nécessairement un lien avec l'accident qu'il avait vu. Il réfléchit. Que devait-il répondre ? Oui ? Non ? Pouvait-il vraiment refuser son aide à un élève à cause d'un simple nom de famille ? C'était il y a vingt ans. De l'eau avait coulé sous les ponts et rien ne lui prouvait que Tristan avait un rapport quelconque avec cette histoire. Il devait se détendre. Respirer. Les mains encore tremblantes, il replia la lettre, la remit dans l'enveloppe et rangea celle-ci dans sa sacoche. Se concentrer sur son cours. Oublier pour un temps les Dumont et la Grande Dictée. Penser à autre chose. Il prit sa sacoche, rinça sa tasse et quitta la salle des professeurs. A mesure qu'il avançait dans les longs couloirs aux murs vert pâle qui reflétaient une lumière blafarde, il prit sa décision. Il répondra demain et il acceptera la proposition. Il ne se laissera pas effrayer par un simple nom, ce serait ridicule. Et il pourra ainsi en avoir le cœur net, se prouver et prouver aux autres que les deux événements n'ont aucun lien. Souffler. Eliminer le passé une bonne fois pour toutes.
En arrivant devant sa classe, il fut agréablement surpris de trouver ses élèves en train de lire ou d'échanger non pas à propos d'amourette ou de jalousie – l'une entraînant souvent l'autre – mais à propos de L'Assommoir et d'Un cœur simple, qu'il leur avait demandé de lire en vue de la prochaine étude. Ils discutaient, comparaient l'héroïne de Flaubert à celle de Zola, relevaient leurs qualités et leurs défauts. Les uns soutenaient Gervaise, applaudissant son ascension sociale, tandis que les autres défendaient Félicité, qui n'avait jamais trahi son rang ni tenté de se croire au-dessus des autres. Ryan sourit et se racla la gorge pour faire taire le débat. Puis, il ramena ses élèves à l'analyse du comportement des deux héroïnes en fonction de leur milieu.
Le soir, il rentra chez lui, exténué. Le sommeil l'emporta, les ombres revinrent. Il voyait l'enveloppe et la lettre posées dans l'herbe devant lui, il tentait de les ramasser, mais elles s'envolaient et il ne parvenait pas à les rattraper. Elles s'immobilisèrent enfin près de l'arbre et il put lire le nom de Tristan Dumont écrit en lettres rouges sur le papier blanc. Un grincement lui fit lever la tête. Il hurla.
Il se réveilla en sursaut. Son portable indiquait 2 h du matin, il était seul dans son appartement. Le grincement n'était dû qu'au mouvement de sa fenêtre ouverte et non pas à la vision d'horreur de son rêve. La ville était calme. De rares voitures passaient dans sa rue, il entendait parfois des voix ou les aboiements d'un chien, mais rien de plus.
Ryan aimait cela. Le calme de sa ville le rassurait. Les lumières venaient effacer l'arbre qui s'était dessiné dans l'obscurité. Avec les bruits lointains qui lui parvenaient et les lampadaires qui éclairaient sa rue, il était à présent certain que l'arbre et l'eau n'étaient que des images oniriques. Il repoussa sa couverture, posa les pieds sur le carrelage froid et soupira. Il savait qu'il n'arriverait pas à se rendormir. Comme chaque nuit depuis vingt ans.
Il se leva, se servit un verred'eau et le but lentement en s'approchant de sa fenêtre. Certains appartementsde l'immeuble d'en face étaient également allumés, mais la majorité d'entre euxétaient noirs. Ryan les observa. Il enviait ceux qui parvenaient à dormir lanuit. Il regarda avec un léger sourire le voisin du deuxième étage en caleçonsur son balcon, qui fumait une cigarette. La fumée s'évaporait et se perdaitdans la nuit. Au grand soulagement de Ryan, l'odeur n'arrivait pas jusqu'à lui.Mais le voir ainsi déshabillé à la vue de tous l'amusait. Au quatrième, unebande de jeunes faisait la fête, les basses résonnaient et l'appartement étaitallumé comme en plein jour. Des filles d'environ dix-huit ans étaient accoudéesà la fenêtre et discutaient en buvant dans des gobelets en plastique. Minces, lescheveux longs et raides, jean taille basse et petit top dévoilant leur ventreorné d'un piercing, elles ressemblaient à ces modèles que l'on trouve sur lescouvertures des magazines. Ryan sourit tristement. Il pensait à cette périodede sa vie, à sa jeunesse dont il n'avait vu que les mauvais aspects. Il auraitdû être comme ceux qu'il observait actuellement. Heureux, sans penser aulendemain. Il aurait dû s'amuser, faire la fête, être amoureux. Partir avec sabande d'amis, rouler sur des routes sablonneuses, la musique à pleinepuissance, les vitres ouvertes pour laisser l'air s'engouffrer dansl'habitacle, rouler en chantant à tue-tête jusqu'à la prochaine panned'essence. Il aurait dû rire avec eux en révisant leurs examens, se dire queles études n'étaient pas si importantes puisque l'avenir leur appartenait. Ilaurait dû penser à être jeune et il aurait aimé que ses parents le luirappellent. Leur jeunesse avait été couronnée d'ombre, et non de lumière. Lesétudes, les examens, c'étaient eux qui avaient ruiné leur bonheur. Son sourires'effaça. Il s'éloigna de la fenêtre, s'assit à sa table. Son regard se posasur la lettre restée dépliée. Il se mordilla un instant la lèvre, hésitant.Finalement, il prit une feuille, un stylo, et rédigea sa réponse.
VOUS LISEZ
Le secret des Dumont [La Grande Dictée 2e jet]
AventuraRyan tente vainement d'oublier un événement traumatique qu'il a vécu dans son passé. Mais lorsqu'il doit préparer le jeune Tristan Dumont à la Grande Dictée, les fantômes reviennent le hanter...