Le Secret de la Montagne

Chapitre 10 - Charognard

Les éclairs se déchainèrent sous le ciel d'azur immaculé.

Trois bandits furent ainsi éliminés. Mais l'attaque sembla sans effet sur les autres. Strom cessa de retenir sa jument pour la laisser fuir en sautant au dessus de leurs assaillants, qui n'eurent pas le temps de réagir.

Tercês sentit sa mâchoire et sa langue se tendre vers l'arrière tandis que le reste de ses muscles se tétanisait. Strom les abandonnait. Quelque chose se fendit, en ce jeune homme amnésique. Elleiro recula afin d'éviter un assaut. Pour Tercês, le son produit par l'épée d'Emra se cognant contre une autre lame n'était plus qu'un grésillement lointain. La peur lui avait fait perdre tous ses moyens. Son Métalycan courrait désespérément pour échapper aux flèches qui, sûrement, finiraient par le frapper de plein fouet lorsqu'il serait essoufflé.

Le jeune homme reprit brutalement ses esprits lorsque Emra trancha la gorge d'une femme du bout de sa lame. Un coup de chance, ou une preuve d'habileté? Même la guerrière ne le saurait jamais... En tout cas, Tercês sursauta, descendit prestement du dos de sa mule, manqua de tomber en trébuchant sur une racine, puis rejoignit Emra afin de prendre l'épée de la femme bandit qui venait tout juste de trépasser. Les pulsations de son coeur résonnaient dans son crâne.

La guerrière lui fit signe de se mettre dos à elle afin qu'ils puissent se défendre mutuellement. Elle prenait toutes les flèches pour Tercês: celles-ci écorchaient les plaques de métal de son armure ou se plantaient dans le cuir, mais sans jamais l'atteindre réellement.

Emra menait la danse, poussant Tercês pour qu'ils échangent d'adversaires, le faisant avancer ou reculer afin d'éviter les coups qu'elle estimait trop puissants pour qu'il puisse les parer... C'était presque comme si elle avait une vision périphérique totale. L'amnésique n'était pas en reste malgré sa supposée inexpérience: il maniait l'épée aussi bien qu'un novice. Il savait s'en servir, comme si c'était quelque chose d'inscrit en lui. Pourtant, il ne tua personne: il blessa seulement son ennemi, qui lui entailla le bras et lui érafla la jambe en retour.

Lorsqu'Emra et lui échangèrent d'adversaires pour la énième fois, le jeune homme, à bout de souffle, aperçu Gnas. Il avait été pris à part un peu plus loin par un homme à l'air sadique accompagné par deux chiens au poil plus sombre que la nuit. Leurs fourrures, qui semblaient faites d'ombres mouvantes, paraissaient flotter lentement autour d'eux, rendant chacun de leurs mouvements meurtriers ample et gracieux, tandis que leurs crocs d'obsidienne pure cherchaient à mordre le pauvre Assoiffé, qui ne pouvait que reculer; ses yeux d'ambre luisants de peur, leurs regards d'ébène brûlants de colère.

Tercês voulut prévenir Emra du danger encouru par Gnas.

Il eut à peine le temps d'ouvrir la bouche que la guerrière, dépassée par le nombre d'ennemis, se retrouva plaquée au sol. Son épée lui fut arrachée. Couverte de boue, elle trouva tout de même la force de relever la tête pour lancer un regard haineux au bandit la maintenant ainsi à terre.

Tercês sentit une lame se presser contre sa gorge. Ses yeux s'écarquillèrent sous l'effet de la terreur.

" - Ne bouge plus, aventurière, ou tu pourras dire adieu à ton apprenti! "

La peur teintait la voix de l'homme s'exprimant. Comme si il redoutait quelque chose de la part d'Emra malgré sa position précaire.

" - Je ne suis pas...

- La ferme, gamin! "

Le bandit n'avait visiblement aucune envie de laisser Tercês s'exprimer. Celui-ci décidait d'obtempérer lorsque Gnas poussa un couinement déchirant. Emra sursauta en se rendant compte de la situation:

" - Laissez-le tranquille, charognes! "

L'insulte de la guerrière fit bien rire les bandits. Peu de monde utilisait encore ce genre de jurons désuets. Emra ouvrit de grands yeux horrifiés. Comme si elle venait de commettre un crime irréparable.

Gnas était quelque part derrière Tercês, hors de son champs de vision. L'amnésique frémit. Il y avait à nouveau dans l'air cet espèce de silence pesant d'avant l'attaque. Il fixait Emra de son regard effrayé, espérant qu'elle lui dise ou lui montre quoi faire, la lame contre sa gorge lui paraissant, au fil du temps, de plus en plus appuyée contre sa tendre chaire.

Tout à coup, un couinement bien plus profond que le précédent retentit, suivit immédiatement par un bruit de broyage immonde d'os et de chaire.

Tercês ne frémissait plus. Il tremblait. Il tremblait tant qu'il cru qu'il s'effondrerait de lui même sur la lame prête à le mordre. Mais il fut relâché et poussé avant que cela n'arrive.

Des hurlements retentirent. Comparables à ceux poussés par les prisonniers sous les pires tortures.

L'amnésique se replia sur lui même. Il ne comprenait plus ce qu'il se passait, entièrement tétanisé par le simple fait de savoir la gueule et les griffes de la mort si proches de lui. Il sentait que ses lèvres bougeaient. Du son sortait de sa propre bouche, mais il ne se comprenait même plus lui-même.

Emra, par contre, comprit tout à fait: "Pourquoi moi? Pourquoi moi, Mermond?".

Mermond... Ce mot... Ce nom, plutôt... Elle l'avait déjà entendu quelque part...
La guerrière tenta de se rappeler. C'était là chose difficile: les hurlements des bandits lui donnaient mal à la tête, l'empêchant de réfléchir correctement. Quels sons désagréables. Quels bruits stridents et insupportables. Nauséeuse, elle fut soulagée lorsque le dernier de ceux qui n'avait pas pris la fuite fut enfin achevé.

Alors, elle se releva pour compter les corps et fouiller les poches, cherchant quoi que ce soit d'intéressant. Les morts n'ont pas besoin d'argent.

Sans compter les Tiuns - les chiens d'ombre, personnifications parfaites de toute la volonté des prédateurs nocturnes - il y avait là neuf cadavres. Trois électrocutés, une égorgée, un éventré, et quatre dévorés vivants. Gnas avait le visage enfouit contre l'une de ses victimes, dévorant ce qu'il y avait de plus nourrissant tout en la vidant de son sang sans perdre de temps. Il grondait encore sous l'effet des sensations procurées par le combat.
Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas tué, Emra lui ayant expliqué que, en tant que charognard, il ne pouvait manger que des charognes. Il était rare qu'elle désigne des choses encore grouillantes comme telles. Alors l'Assoiffé avait sauté sur l'occasion sans attendre qu'elle change d'avis. Il avait faim de chaire et soif de sang.

La guerrière s'agenouilla près de l'homme-bête. Puis, elle passa doucement ses mains le longs des pattes poilues de Gnas. Tâtant et inspectant chaque recoin tâché de sang. Elle décela ainsi plusieurs blessures. Rien de grave. Rien dont Gnas ne pouvait s'occuper lui-même.

Un couinement lui fit relever la tête. Cork reniflait Tercês avec inquiétude. Le jeune amnésique avait repris ses esprits lorsque le silence était revenu.

Pourtant, il restait totalement pétrifié. Ouvrant de grands yeux rappelant ceux d'un faon terrorisé, il fixait l'Assoiffé assassin assis dans le sang de ses anciens assaillants. Gnas regarda Tercês droit dans les yeux, avec curiosité. Mais l'amnésique ne vit à travers ce regard que le reflet de toute la bestialité de cette créature. Véritable lion que Emra tentait de faire passer pour un agneau.

Tercês baissa la tête. Ne pouvant soutenir plus longtemps ce regard effrayant.

Emra, après avoir nettoyé la blessure de Cork, vint tendre la main à l'amnésique pour l'aider à se relever.

" - Tu es blessé? "

Le jeune homme hésita un peu avant de prendre la main d'Emra. Lorsqu'il fut debout, encore mal assuré sur ses appuis, il répondit à la guerrière:

" - Rien de grave... "

Emra hocha la tête.

" - Bien. "

Elle se tourna alors vers les buissons. Tercês les regarda intensément, craignant une autre attaque. Mais ce ne furent pas des bandit, qui sortirent des fourrés. Ce fut Strom. Ce lâche égoïste qui les avait abandonnés à leur sort.

L'amnésique bondit d'un coup sur l'assassin. Ce dernier, surpris, n'eut pas le temps de réagir. Il se retrouva violemment plaqué contre le tronc noueux d'un vieux marronnier.