Chapitre 5

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Une fois que la professeure de sport nous donne les consignes de la séance – toujours très peu claires – nous allons dans l'eau et commençons doucement. Ce n'est pas le cours le plus intéressant, je ne vais pas m'y attarder. Il n'y a pas que le cours de sport qui n'est pas intéressant. Je ne pense pas qu'un seul cours soit légitime pour être raconté du début à la fin. La seule chose que je peux dire, c'est que je caille tout le long de la séance, surtout quand il faut sortir de l'eau pour qu'elle nous donne de nouvelles instructions, ou que l'on doit se mettre en bout de file pour plonger. Il fait très froid, je ne vois rien, et je ne cesse de tirer sur le « shorty » de mon maillot une pièce. Il y a toujours un truc que j'ai détesté chez moi ; ce sont mes cuisses. Enfin, toujours est un mensonge. En primaire, on s'en fout du corps, de cette carapace. Au collège, un peu moins, mais ça ne me gênait pas avant la classe de 4ème on va dire.
Du coup, je ne cesse de tirer sur le bas de mon maillot, et de rentrer le ventre dès que je me hisse sur les bords pour sortir de la piscine. C'est vrai que voir des côtes et ne plus respirer ça doit être naturel. Je boite un peu quand je marche, et j'ai peur de glisser à tout moment. Dans l'eau, j'essaye de ne pas faire trop travailler mon genou droit, de ne pas trop le tendre ni trop le plier. Chose difficile, puisque mes genoux sont toujours hyper tendus, ils sont hyperlaxes à chaque moment.
Parce que, oui, je n'ai pas arrêté la gymnastique pour rien. Je me suis blessée en faisant un salto avant au sol. J'ai atterri debout, et mon genou droit s'est plié et est rentré à l'intérieur. Je me suis écroulée sur le tapis, le dos au sol, le genou maintenu contre ma poitrine par mes mains liées entre elles. Je ne me souviens pas avoir pleuré. Je crois que j'avais tellement mal et tellement peur, que je n'ai eu aucune réaction. Les filles ont accouru vers moi, et mon entraîneuse m'a demandée s'il fallait appeler les pompiers ou mes parents. J'ai vigoureusement hoché la tête de gauche à droite, elle m'a ramenée une poche de glace, et je suis allée m'asseoir tout le reste de la séance. Je regardais les autres continuer à pratiquer ma passion, sans que je ne puisse rien faire. Et j'ai détesté ça. Je me suis détestée, j'ai détesté mon genou, j'ai détesté mon corps, et j'ai haï la gymnastique. Sur ce banc, un flot d'émotions ininterrompu ne cessait de me traverser. L'incompréhension, la colère, la haine, la tristesse, la peur, le déni, tout sauf l'acceptation. Je me suis jurée de ne pas abandonner. Je suis alors revenue deux semaines après seulement. Mon hyperextension était toujours là. Toujours présente. Toujours au rendez-vous. Elle n'était absolument pas partie. J'ai mis sous silence radio ma blessure, mon mal-être, en mute tout ce que mon corps me criait. Je ne l'ai pas écouté. Jamais. Et je ne le fais toujours pas. J'aurai dû avoir une dispense pour la piscine, mais je me suis dit que la piscine serait une séance de guérison.
Et qu'ai-je fait ces deux semaines après ma chute ? J'ai couru, j'ai chuté, j'ai boité. J'ai trop tiré sur la corde, j'ai cru que mon corps arriverait seul, sans mon aide, sans repos, à se regénérer. J'étais sûrement trop idiote. Mon genou avait vécu déjà pas mal de choses, et j'en rajoutais par-dessus. Je me l'étais cogné une première fois lors de ma première compétition, je m'étais pris le saut de cheval dedans. Au retour à l'entraînement, lorsque je m'entraînais aux saltos, j'étais tombée dessus, il avait émis un craquement. Je l'ai malmené une troisième fois, et ce fut le choc. Il m'a dit « Stop, ça suffit tes conneries ». Je ne l'ai pas écouté. Puisqu'à mon retour de sa très courte période de réadaptation, j'ai fait de la poutre, et j'ai fait un énième salto en sortie de celle-ci. Mes pieds se sont décalés, l'élément n'est pas passé. Je suis atterrie sur ma cheville droite, mon genou plié forcément, et il n'a pas du tout apprécié. Ma cheville non plus. Je suis restée chez moi une semaine, sans faire de gymnastique, mais je faisais du sport quand même. Je suis drôlement têtue, hein ? Ouais, ou peut-être juste stupide. J'ai continué à faire de la gymnastique, chaque parcelle de mon corps et de mes muscles totalement sens dessus-dessous. Chaque entraînement, j'étais vide. Je ne ressentais plus aucun plaisir. Les séances duraient inlassablement longtemps. Le temps arrêtait de s'écouler. J'avais de la magnésie sur les mains, je fixais mon agrès, puis l'heure, puis les autres gymnastes. Les larmes avaient envie de couler sans jamais s'arrêter. Elles avaient envie de me noyer. Je ne pouvais plus respirer. Mes mouvements ne passaient plus. Mon corps me faisait souffrir. Je stressais, et ne pensais pas à mon objectif : réussir mes éléments et progresser. Je pensais au lycée, à mes problèmes. Catastrophe. Jamais cela ne m'était arrivée. Mon monde a commencé à s'effondrer. Alors, j'ai arrêté. Du jour au lendemain, je n'ai plus jamais remis les pieds dans cette maudite salle. Je n'ai salué personne, prévenu personne que je partais, et personne n'a pris de mes nouvelles. La page s'est tournée. Dire que j'ai arrêté la gymnastique à cause de mes blessures, serait un mensonge. Que j'ai arrêté à cause des autres parce qu'elles n'étaient pas matures, et me dérangeaient, serait un mensonge. Que j'ai arrêté à cause de mon entraîneuse, serait un mensonge. Mais les trois réunis, ça en fait partie. Malheureusement, ce ne sont pas les seules raisons. Ce serait trop simple. Mais je l'ignorais à ce moment-là.
La seule raison pour laquelle je n'ai pas arrêté la gymnastique pour me reposer, ou le sport tout simplement, c'est que je suis trop combattante pour ça. Je ne pouvais pas me laisser abandonner. C'était impossible pour moi. Alors, forcément, j'ai éprouvé une immense haine pour mon corps, qui lui, m'abandonnait petit à petit. Je ne voulais pas le laisser partir, je ne voulais pas qu'il m'abandonne, je ne voulais pas lui laisser cette chance. Je ne voulais pas le laisser faire ce que je souhaitais en secret. Logiquement, j'ai pensé qu'il fallait que je le fasse aller jusqu'à ses plus profonds retranchements. Il ne fallait pas qu'il se repose, ou il n'allait plus être capable de faire quoi que ce soit. Il m'a désobéi.
Je ne supportais pas l'échec, et surtout pas en gymnastique. C'était inconcevable pour moi. Lorsque certaines se plaignaient parce qu'elles avaient une ridicule cloque à cause des barres, et s'arrêtaient sur le moment, ça me faisait rire jaune doucement. Je me retrouvais avec parfois quatre énormes cloques pleines de sang sur chaque main, et je continuais de m'entraîner. Inlassablement. C'est cette volonté à toujours vouloir tout contrôler, tout réussir sans faillir, que je me suis haï lorsque j'ai fait une crise de panique dans le couloir du lycée. Et que cet événement déclencheur a été la descente aux enfers, dont j'ai eu honte et ressenti un vilain mal-être pour avoir laissé ceci arriver et m'atteindre.

Broken and LostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant