Chapitre 9

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La tête posée contre la vitre du bus, ma main qui maintient mon cou en déformant ma bouche, mon sac à dos sur mes genoux, mes écouteurs dans les oreilles, avachie dans le siège, le dos rond, je regarde au loin. J'observe le paysage qui défile sous mes yeux, les arbres qui n'ont plus leurs feuilles, les voitures qui roulent en sens inverse du nôtre, les piétons qui se dépêchent de rentrer chez eux, la nuit qui tombe doucement. Il ne neige même pas. Il fait froid, le ciel est gris voire blanc, mais il ne neige pas. Le seul intérêt de l'hiver, c'est bien les flocons de neige.
Beaucoup de pensées se bousculent dans mon esprit, mais elles se ressemblent toutes. Elles ont toutes un rapport avec l'incident survenu quelques minutes plus tôt. J'essaye pourtant de toutes mes forces de ne pas y songer, de tout refouler, et de me calmer une bonne fois pour toute. Mais je n'y arrive pas. Je persiste, mais ça ne fonctionne pas. Mes membres tremblent encore, eux non plus je ne parviens pas à avoir le contrôle. Je pose doucement ma main au creux de ma poitrine, au niveau de mon cœur. Je souhaite savoir comment il va, s'il bat à tout rompre, ou si lui, a parvenu à se calmer. Peut-être n'est-il même plus là ? Peut-être ne parviendrai-je plus à le sentir ni à l'entendre ? Moi qui l'ai tant malmené et ignoré, je veux maintenant savoir comment il va. S'il a survécu à toutes ces secousses, et s'il continuera. Quelle ironie. Une fois que nous avons tout ce qu'il nous faut, nous ne nous rendons même pas compte des choses qui sont là naturellement. Nous ne prenons jamais le temps de les remercier, de les chérir. Et c'est seulement lorsqu'elles sont parties, ou qu'elles dysfonctionnent, que nous nous rendons compte de leur existence. Par leur manque de perfection. Par leur absence. Je ne me rends compte seulement maintenant que mon cœur s'est terri un peu plus loin, qu'il se cache car il est apeuré. Effrayé par la situation, par le présent, le passé, même peut-être le futur. Il a peur des choses qui l'entourent, qui pourraient lui arriver, mais peut-être même a-t-il peur de moi. Peur de lui-même. Apeuré par ses propres battements. Et je ne vois pas comment réussir à réparer les choses aujourd'hui. Forcément, j'ai seulement remarqué à ce moment qu'il était parti pour de bon, alors que cela doit faire des années qu'il crie à l'aide. Qu'il m'appelle. Que du haut de ses parfaites imperfections, je n'ai vu que ses défauts. Comment pourrais-je parvenir à m'accepter, si je n'accepte pas l'élément central de ma personne ? Si je n'accepte pas ses faiblesses ? Si je n'accepte pas ses failles ? Si je n'accepte pas qu'il a été blessé autant que moi, et qu'il a besoin de temps pour se réparer ? Si je n'accepte pas qu'il ait envie de pleurer des larmes de sang sans s'arrêter ? Alors jamais je ne pourrai m'accepter, et laisser les autres m'accepter telle que je suis.
Ma paume posée contre mon cœur, j'essaye de prendre de grandes goulées d'air, et de me concentrer sur les battements et sur ma respiration pour les unir. Inspire. Expire. Inspire. Expire. Tempo du cœur. Ralentis. Ferme les yeux. Concentre-toi. Chasse tes idées noires. Inspire. Expire.

Je laisse ma main posée au creux de mon cœur jusqu'à ce que le bus s'arrête à mon arrêt. J'éteins mon lecteur MP3, range les écouteurs en enroulant le fil autour du lecteur, et mets les mains dans mes poches, en réajustant mon sac sur mon dos. Mon souffle dans le froid crée de petits nuages blancs. Ma pente pour rentrer chez moi n'est qu'à quelques mètres. Je monte doucement, ouvre ma porte d'entrée, enlève mon manteau et mes chaussures. Je grimpe les escaliers directement jusqu'à ma chambre, pose mon sac par terre contre le meuble en bois, et enclenche le chauffage.
Je l'enclenche aussi dans ma petite salle de bain, mais c'est inutile. Je me douche immédiatement, et le radiateur n'aura pas le temps de chauffer. Ma douche est rapide, je ne me lave pas les cheveux. J'éteins alors le chauffage, m'emmitoufle dans ma robe de chambre et me réfugies vite dans ma chambre pour un peu de chaleur. Une fois sortie, je ne fais pas mes devoirs parce que demain c'est le weekend, j'aurai le temps. Maman ne va pas tarder à arriver, on ne va pas tarder à manger, et ma soirée ne va pas tarder à commencer non plus.
J'entends la porte de derrière s'ouvrir et se fermer, des bruits de pas, puis qui se dirigent vers la cuisine. Maman est rentrée.
Elle reste un certain laps de temps dans la cuisine, puis je l'entends monter les escaliers. Elle vient me dire bonjour, comme chaque jour. Je ne sais toujours pas si je dois lui parler de l'incident. Mais je ne vois pas que faire d'autre. C'est trop « important », inattendu pour ne pas lui en parler. Mais lorsqu'elle toque à la porte de ma chambre, et qu'elle rentre, je ne sais toujours que faire.
Et alors, elle me demande si je vais bien, comment s'est passée ma journée. Et là, j'éclate en sanglots.

Broken and LostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant