Lundi matin, 6h05. Encore 10 minutes à profiter de la douceur du lit, juste 10 minutes. Sortir du lit dans le but d'aller travailler était de la torture. Se lever pour quoi faire ? Pour se faire insulter, pour subir les humeurs de tout le monde, pour répéter la même chose encore et encore...Et pour qui ? Pour Madame Brunel à qui je vais devoir tout de même annoncer de vive voix ma démission...ah non c'est vrai, elle est absente encore deux semaines ouf ! Alors pour les collègues...mouais à part une ou deux franchement les autres j'en ai rien à carrer. Alors pour qui ? Pour les enfants ? Oui allez, je vais aller profiter de ma journée avec eux. Ils n'y sont pour rien eux...sauf quand ils ont décidé de tous se mordre en même temps... Emma se motivait comme elle le pouvait pour aller au bout de son engagement. Elle se raccrochait aux sourires d'Elisa, aux câlins furtifs de Souleyman, au langage saccadé de Louise, aux bêtises de Jules et Hamza, et à la maladresse de Max...des purs petits moments de bonheur suspendus entre les pleurs, les cris, les disputes...
Après le petit déjeuner, il était temps de se mettre à penser à ce qu'elle allait dire à ses collègues. Elle coucha ses premières idées sur un post-it.
- Mes chers collègues, je vole, je ne m'enfuis pas je vole...trop Sardou-Louane...mais en même temps, ça aiderait à faire passer la pilule...
- Je ne vous supporte plus/ je ne supporte plus l'ambiance/ je ne supporte plus mon travail
- Je n'aime pas travailler avec...parfois, vous pouvez être super connes...
- Un discours, une lettre à chacune ? ou une lettre de groupe ?
Quelle était la meilleure décision à prendre ? Dans le monde professionnel, personne n'est irremplaçable. Emma savait très bien qu'une fois la stupeur passée, les collègues retourneront travailler et le train-train quotidien reprendrait...Alors à quoi bon se prendre la tête? Pourtant, il y avait parmi ses collègues, quelques une qui étaient devenues proches. Pas forcément amies, mais alliées au travail. Et celles-ci, Emma ne voulait pas les froisser, elle espérait garder un lien amical en dehors de leurs relations de travail. Et en même temps, si elle leur faisait un courrier à part et que cela venait à se savoir, cela pour pourrait créer un malaise dans l'équipe...un de plus quoi. Le but n'est pas de les mettre mal à l'aise, se rappela t-elle. Je pars pour moi, pas par vengeance. Je veux leur dire le fond de ma pensée, ma vérité, pour qu'elles puissent se remettre, je l'espère, un peu en questions... Elle décida alors de faire un courrier commun, qu'elle lirait pendant les transmissions du matin ou pendant le temps de sieste c'est mieux, et qu'elle prendrait soin de parler en tête de son départ avec ses préférées.
Chères collègues,
Je démissionne. Certaines d'entre vous s'en réjouiront, ma place est à prendre et c'est avec plaisir que je vous la cède. Cependant, afin d'éclairer vos lanternes et aussi pour m'alléger le poids que vous me faites porter sur les épaules depuis quelques années, je me dois de vous livrer le fond de ma pensée. Cela évitera d'autant plus de spéculer sur les raisons de mon départ et vous fera gagner un temps fou pour cancaner sur autrui.
Je suis éducatrice : E.D.U.C.A.T.R.I.C.E. Certes, on en met des fonctions derrière ce mot mais putain, desfois je me demande si des animaux ne me comprendraient pas mieux que vous. Et c'est sans ma « casquette » d'éduc que je m'adresse à vous aujourd'hui , fini les détours pour communiquer de façon bienveillante, fini de prendre des gants, je vais être directe puisque vous ne voulez pas m'écouter. Non, je ne suis pas animatrice. Oui, vous n'avez pas besoin de mon aval pour entreprendre une activité avec les enfants, et même la peinture ! Si vous aimez nettoyer du matériel pendant vingt minutes alors que l'activité en a duré sept, faites le. Ça aussi je le sais, que certaines préfèrent passer une demie heure à préparer et nettoyer une activité plutôt que d'être avec les enfants. Je le sais parce que c'est toujours la même qui s'y colle. La même qui s'isole pendant que la collègue gère le groupe seule, sans répit. En effet, je parle de Lola, puisque ce n'est un mystère pour personne. Avec toi Lola, tous les mardis matin c'est peinture. Très bien, sur le fond, bonne initiative. Donc tous les mardis, dès huit heure trente, tu prépares ton activité pendant environ trente minutes, auxquelles se rajoutent la pause café, la pause pour aller saluer les collègues de toutes les sections, plus les longues discussions avec les parents ( ceux que t'aimes, bien évidemment). Ce qui nous amène comme mardi dernier, à une heure de préparation. Tu as réuni quatre enfants à neuf heure trente environ, les groupes se sont succédés et hop en vingt minutes tout le monde était passé. Je t'ai chronométré, j'avais besoin de preuves concrètes. Et hop, re trente minutes de nettoyage derrière, et puis ensuite à chaque fois tu passes voir la cuisinière pour savoir où en sont les repas, et ça papote et ça papote. On arrive vite à onze heures et bientôt le moment des repas, repas que tu fais enfourner aux gamins. Alors, j'ai essayé de comprendre pourquoi tu fuyais les enfants spécialement le mardi. Parce que le mardi, c'est le jour du combo gagnant : Les jumeaux + Asma+ Léo = « les quatre Fantastiques ». Tu n'y arrives pas avec eux, tant d'audace, de tenacité, d'énergie, de curiosité, c'est trop pour toi. Malgré mes conseils, mes interventions avec toi, tu préfères les éviter et ils le savent bien et à chaque fois ils t'en font baver. Ils sont trop forts ! Je t'ai entendu « ouais, l'autre là avec ses théories bidons, elle me fait rire, elle est pas psy... », les murs ont des oreilles Lola, et surtout j'ai de bonnes alliées. En effet, je ne suis pas psy, mais comment expliques-tu que le mercredi, quand tu n'es pas là, les quatre Fantastiques ne posent aucun problème à l'équipe ? C'est toi le problème ! et quant à leurs parents à qui tu souhaites amèrement « une bonne journée » le matin, ils ne sont pas dupes. Ils ne t'apprécient pas non plus. Te souviens-tu de Lucas, qui il y a quelques mois environ, était venu faire une adaptation ? La mère est la voisine des jumeaux. Elle a raconté à leur mère ce que tu disais à propos des qautre Fantastiques à tes collègues : « les quatre là on fait les manger fissa et après on les couche, j'peux plus me les voir ! ». Et puis quand tu as chopé Asma par la manche si fort qu'elle en a trébuché, ça aussi je l'ai su. On y est, je vais mettre les mots dessus, c'est de la malveillance. Maintes fois, j'en ai parlé aux supérieurs pour qu'ils fassent quelque chose mais la direction a minimisé les faits en mettant ton comportement sur le compte de la fatigue du quotidien etc... Comme tu le sais, j'ai fait validé les nouveaux plannings quand la directrice était en arrêt maladie ( en Corse dans sa villa). De ce fait, tu seras chez les bébés à la rentrée comme tu le désirais. Par contre, c'est donnant-donnant. Tu perds tes mercredis. Tu auras tes jeudis de libre. En effet, tu travailleras avec Emilie, qui elle avait ses jeudis depuis deux ans. C'est normal d'en faire profiter tout le monde. D'autant plus que ses enfants sont encore en maternelle et que les tiens sont au lycée, et qu'ils sont chez toi une semaine sur deux, et que le mercredi ils sont chez leurs potes. C'est vrai , j'ai pas à me mêler de ce que tu fais de ton jour de repos. Alors évite de raconter que j'ai mes lundis matins parce que je suis une fêtarde, parce qu'en réalité si tu réfléchis, c'est le seul créneau de libre qui n'intéressait personne. Je me suis toujours arrangé : lundi aprem, rdv chez l'orthophoniste pour Evelyne, mardi je suis de bureau, mercredi n'en parlons pas c'est la guerre entre vous, jeudi, je remplace les malchanceuses qui n'ont pas eu le mercredi, et le vendredi entre Evelyne et Myriam qui veulent partir plus tôt à cause des gardes alternées de leurs enfants, ça ne me laissait que le lundi matin. Et le lundi matin, je le passe de chez moi à répondre à vos mails me faisant part de vos doléances diverses et variées.
Eglantine, je t'adore, tu es douce et attentionnée avec tout le monde, ne change pas. Juste, s'il te plait, arrête de faire la fausse naïve. Je m'explique : quand tu fais de la merde assume ! plutôt que de te trouver des excuses, fausses elle aussi. Du genre, « ah mais je ne savais pas qu'il ne fallait pas le faire », « d'habitude ça ne gêne personne », « désolée je pensais bien faire parce que l'autre fois... ». Je t'en ai déjà parlé, prends conscience de tes erreurs c'est pas grave, tout le monde en fait. Mais cette réaction que tu as, bon sang ! ça m'irrite. Je te le redis pour ton bien, tu ne peux que progresser. Et tu progresseras encore mieux dans ton cheminement professionnel lorsque tu comprendras qu'on ne récompense pas un enfant qui va faire pipi au pot avec une image ou un chamallow. Les parents font ce qu'ils veulent chez eux, mais pas en crèche. Ce ne sont pas des petits chiens à qui on donne un susucre s'ils donnent la papatte.
J'ai été ravie de vous rencontrer, notre aventure ensemble s'arrête là. Le monde du travail entre femmes, je n'en veux plus. Qui sait où me mènera ma route.
A un de ces quatre, ou pas.
Bises , Emma.
Oh non ! Je n'aurais jamais le courage de leur lire cette lettre. Je vais me faire lyncher jusqu'à la fin de mon préavis...Elle avait beau se relire, elle ne voyait pas comment dire les choses autrement. C'était clairement ce qu'elle avait sur le cœur , elle s'était fait la promesse de se décharger de tout ce qui la pesait et cette lettre était parfaite...pour elle, pas pour elles... Pas aujourd'hui, se murmura-t-telle. Elle plia soigneusement sa lettre et la rangea avec les autres, dans la chemise verte.
En route pour le travail, Emma ne vit pas le trajet se faire. C'est comme si sa voiture la transportait automatiquement jusqu'à ce lieu. La journée se passa comme à l'accoutumée, et Emma garda le silence sur ses intentions de départ. Le soir, Ragnar l'attendait sur le rebord de la fenêtre, comme à chaque fois. La maison était si silencieuse, douillette mais chargée de passé. Comment recommencer une nouvelle vie dans des lieux si empreints de souvenirs. La vie avec Stéphane pendant douze ans, les soirées avec Camille, sa meilleure amie. Elle la revoyait lui annonçait sa rencontre avec Bertrand et elle avait demander, un genou au sol, si elle voulait être sa témoin. Puis, quand elle était passée en plein après-midi , chose inhabituelle , lui annoncer sa première grossesse. Puis la seconde et cette fois-ci avec la demande d'être la marraine...tous ces moments dans cette petite maison...Et les soirées spiritisme avec Johanne, la sœur de Stéphane. Johanne avait de longs cheveux noirs et bouclés, les yeux bleus et un style de bohémienne. Elle aimait venir tirer les tarots à Emma car elle sentait sa maison pleine d'énergie. Johanne les faisait bien rire. Emma n'y croyait pas, sauf la fois où elle a senti la présence d'animaux morts dans le jardin, mais à la campagne, quelle portion de terre n'en possède pas ? . Elle se souvenait aussi des endroits où elle et Stéphane avaient baptisé la maison à leur façon...cuisine, salle de bains, canapé, chambre, jardin...et table basse, pauvre table basse. Cette pensée la fit rire, et la stoppa de cette litanie incessante. En dînant, elle tomba sur l'émission de Stéphane Plazza. En réalité, elle allait zapper, car tout ce qui pouvait lui faire penser à Stéphane était à éviter mais la télécommande était trop loin. Emma se prit au jeu de l'émission qui vend des maisons. Encore un signe pensa t-elle. Le soir dans son lit, elle ne pensait plus qu'à ça. Ragnar s'était affalé au bout de ses pieds et ronronnait bruyamment. Il semblait lui aussi prêt pour une autre vie, tant que sa maîtresse restait avec lui. Sur son smartphone, elle consulta les sites de ventes immobilières en filtrant les caractéristiques qu'elle souhaitait et en rapport à son budget. Une maison ça c'est sur, avec un petit jardin. Une rue calme de préférence. Deux chambres minimum, une salle de bain avec WC séparé et ayant des fenêtres... bien isolée et facile d'accès, et sans trop de vis-à-vis. Cette liste lui rappelait vaguement celle qu'elle avait faite avec Stéphane lorsqu'ils envisageaient de faire un bébé. La petite maisonnette qu'elle occupait ne posséder qu'une grande chambre palière avec un couloir étroit, elle était petite, et ils avaient les moyens d'avoir quelque chose de plus grand. Juste un critère la coinçait dans ses recherches : où ? où souhaitait-elle habiter ?...Elle n'en avait finalement aucune idée, peut-être que c'est parce qu'elle devait rester là où elle était...Çà recommençait, les hésitations, es questions, le tournis, le cœur qui s'affole... dormir porterait conseil...

VOUS LISEZ
Emma Asgored
Historia CortaEmma, la trentaine passée, étouffe. Différents maux la rongent. Petit à petit, elle va en comprendre l'origine, et (re)construire sa vie, comme elle le décide. Comment dire merde à tout quand on est bien élevée, polie et respectueuse? Comment avance...