My art book

Le Temps court

Un vieux texte retrouvé au fond de mes tiroirs toujours de son temps, et c'est le cas de le dire...

Le temps court et moi je me perds à sa poursuite. Je trébuche contre les murs, contrecoup du mal que j'essaie de fuir. Je me noie dans les vapeurs et les fumées, essayant de retenir entre nos doigts entrelacés le souvenir qui s'efface de nos jours oubliés.

Le temps court et moi je recule. La terre tourne et j'essaie de trouver son sens afin de marcher exactement à l'inverse. J'ai peur de me retrouver la tête à l'envers. Et qu'y a-t-il de plus terrible qu'une chauve-souris qui ne touche plus terre ?

Le temps court et moi je me perds. J'essaie en vain de rester debout, de ne pas tomber, de ne pas m'envoler. Mais comment faites-vous pour ne pas trébucher ? Un jour je vais m'écrouler. Mais au lieu de m'écraser contre le béton froid, je tomberai dans le ciel. Trompée par l'apesanteur, je m'envolerai haut, si haut que mon corps ne se décomposerait jamais.

Le temps court et moi je remonte mes horloges, pour faire croire un instant à mon monde qu'il s'est trompé dans le compte des heures. Je bafouille, je trifouille et je m'embrouille, seule dans mes pensées, à calculer chaque seconde pour vérifier que le temps n'est pas en retard, que Chronos ne s'est pas trompé. J'espère si fort que la Terre s'est arrêtée dans sa course folle, que tout s'est suspendus, et que même si je tombe, j'aurais le temps de me relever.

Le temps court et moi je trébuche. Incapable d'éviter toutes les embûches que mon esprit sème sur la route de mon bus. Un instant je bascule, flottant entre deux arrêts, entre deux routes, entre deux rangées de siège bleu, sans savoir exactement ce que je peux bien faire là. Qu'est-ce que je poursuis ? Où vais-je donc ? Mais vais-je quelque part ?

Le temps court et moi je me noie, soudain, dans le jour qui s'est levé sans crier garde. Mes yeux se plissent, je suis aveugle, mais ça ne change pas grand chose. Ai-je jamais vu quelque chose ? La lumière m'éblouit, je préfère le noir, qui m'enveloppe, rassurant, chaud et plein de mystères.

Le temps court et moi je m'évertue à le retenir. J'ai cherché diverses méthodes et la meilleur que j'ai trouvé reste encore de s'échapper un instant. Mais la rechute est terrible, comment rattraper ce traitre temps qui a avancé à toute allure pendant que je fermais les yeux dans ma bulle ? Alors je décide de ne plus fermer les yeux. D'essayer de tout voir, de compter chaque minute, de battre la mesure des heures afin que chacune s'inscrive dans ma mémoire.

Le temps court et moi je m'arrête. Essoufflée, la respiration erratique, le cœur battant furieusement contre la cage qui le retient. Il aimerait s'échapper, bondir dehors, partir loin, très loin de mon corps qui le tient prisonnier. Je lève un pouce en l'air, demande une pause s'il vous plaît. Je suis fatiguée. Fatiguée de courir, de chercher à toucher du doigts le temps qui s'effiloche comme un rêve entre mes mains serrés. Mais si moi, je suis arrêtée, le temps lui n'a pas le temps de s'immobiliser. Il poursuit sa course folle, me laissant loin, bien loin en arrière.

Le temps court et moi je souffle. Il est bien loin devant moi, et j'ai peur, et j'ai froid. Je cherche le sens dans lequel tourne la Terre, mais elle va trop vite pour moi. Je trébuche, je bascule et je tombe dans le ciel. Le béton tournoi, loin, bien loin de moi, rattrapant le temps qui file à toute allure. Et moi je dérive, perdue dans le noir entre deux étoiles lointaines qui rattrapent leur propre temps. Je flotte, dans le vide, et m'aperçois soudain que je suis trop loin de la Terre qui tourne dans son sens et du temps qui court et qui court.

Le temps court et moi je suis bien trop loin pour le rattraper. Mon corps flottera pour l'éternité, sans jamais mourir, ni jamais se décomposer. J'ai échappée au temps, comme un spectre de fumée entre ses doigts serrés. Et mon esprit divague, privé d'oxygène. Je pense que le temps a bien des failles, et que je suis morte sans jamais pourrir, dans le ciel, entre deux lointaines étoiles.