Chap. 3 - Dans les mâchoires du Loup (partie 6/6)

55 9 2
                                    

La nuit était fraîche, et à peine assez claire pour permettre à Hisana de distinguer les contours du sol. Elle trottait sur une coulée bordée par un terrain pierreux et dur, le long du mur d'enceinte de la demeure du Loup. Au mépris de l'obscurité, elle s'évertuait à suivre la direction de l'ouest, vers la densité du maquis. De temps à autre, elle tendait l'oreille, cherchait à deviner ce que faisait son frère, mais elle ne percevait qu'un silence angoissant, altéré par son souffle un peu rauque, et les pulsations intrusives de son sang contre ses tempes.

Exténuée, effrayée, meurtrie, elle ne parvenait pas à se réjouir. L'immense soulagement d'avoir pu se soustraire à Harim s'ajoutait à la pelote de sentiments contradictoires qui l'empêchait de respirer. Si elle s'arrêtait, si elle commençait à penser, à se souvenir, elle s'effondrerait en larmes, les jambes coupées, et le moment ne s'y prêtait pas. Le calme autour d'elle ne signifiait pas l'absence de danger, loin s'en fallait. De plus, elle devait à nouveau se débrouiller seule. Que faire, à présent, où aller ? Où se trouvait Kiryan ?

Alors elle avançait, et elle s'efforçait de se concentrer sur l'endroit où poser les pieds, au milieu de la rocaille, véritable piège pour ses fines chevilles. Les tiges des genêts, les branches des buis, lui fouettaient les bras et les joues. Parfois, elle sursautait, quand quelque animal invisible décampait sous les fourrés à son passage. L'éclairage blafard de Verlune, encore basse dans le ciel, découpait la silhouette de la jeune fille en une ombre aux membres démesurés, qui s'agitait au rythme de sa course, telle une prêtresse de Shamaal emportée par un de leurs effroyables délires mystiques.

Elle avait conscience de lambiner, toutefois elle n'osait pas forcer l'allure ; elle ne connaissait pas cette partie du Cirque Mortemain. Elle voyait déjà, à quatre ou cinq coudées, l'angle du mur de la propriété. Une fois qu'elle l'aurait franchi, elle se trouverait sans repères, égarée dans le noir. Ses oncles étaient tous deux chasseurs, et elle avait entendu Phelipan ordonner à son jumeau de rassembler la meute. La retrouver ne leur demanderait guère d'efforts. Ils savaient, désormais, qu'elle n'était pas l'Elue au Don. Quel sort lui réserveraient-ils, pour s'être jouée d'eux ? Les bruits répugnants d'os craquant sous la mâchoire des mâtins revinrent à son esprit, ainsi que la mise en garde de Louvette. Lehal, je t'en supplie, protège-moi !

Quand une main l'attrapa par le poignet, son cœur détala comme un lapin hors de sa poitrine. Elle fit un bond, trébucha et poussa un cri. Une silhouette la dépassa et l'entraîna en avant. La chevelure blanche de son frère accrocha un rayon de lune. Elle eut envie de l'embrasser et de le frapper. Ça ne lui aurait rien coûté de prévenir ! « Qu'est-ce que tu fabriques, grande sœur !? Je t'avais dit de courir !

— Je... je craignais que tu...

— Allez viens, fonce ! Ils sont après nous ! » Sans ralentir, le garçon abandonna le chemin et bifurqua à travers les broussailles. Hisana suivit tant bien que mal. La végétation du maquis, en majorité persistante, ne poussait pas très haut. Néanmoins, cela suffisait à les dissimuler. A coups de griffes, Kiryan ouvrait un passage aux endroits bouchés par les ronces, tout en remorquant son aînée. Au terme de plusieurs minutes de fuite échevelée, il marqua une pause afin de la laisser reprendre son souffle. Lui-même haletait un peu mais il transpirait à peine, alors qu'elle était en nage. Elle se surprit à rougir en imaginant la piste odorante qu'elle laissait derrière elle. Ou peut-être avait-elle simplement trop chaud. Ses pommettes brûlaient et un petit nuage de vapeur se formait devant ses lèvres à chaque expiration. Si elle éternuait, du feu lui sortirait sûrement par les narines !

Lorsqu'elle fut un peu remise, le jeune Faucon tendit le doigt vers le nord. « Tu vas filer par là, en gardant Verlune toujours sur ta droite et un peu dans ton dos. » Pour lui montrer ce qu'il attendait d'elle, il posa ses mains de part et d'autre de sa taille et l'orienta correctement. « Comme ça, et tout droit. Je les ai un peu retardés mais ils arrivent. Tu cours, et tu t'arrêtes pas.

Le Dieu Menteur - Tome 1 - Les Enfants du DonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant