Chap. 1 - Peur et Désarroi (partie 1/3)

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« Quand Thelonien aperçut, au bout de sa lunette, le minuscule port de pêche, il rassembla ses hommes et leur dit : « Mes bons pirates, braves forbans, voici notre trésor ! Notre rêve est à nos pieds ! Allez mes frères, pillez ! Brûlez ! Prenez tout ce qui ravit vos yeux, femmes, enfants, richesses, mais ne tuez point, car l'Armada Fantôme a besoin d'esclaves ! » Et ainsi firent-ils. La prise était facile ! Grande fut leur surprise, lorsque leur sang coula des mains de simples pêcheurs. Doigts crochus, griffes et crocs empoisonnés, épines d'os accueillirent le puissant envahisseur. Âpre fut la lutte, terribles les pertes avant que le village ne tombât enfin sous le nombre. Thelonien alors, descendit à terre et saisit aux cheveux une enfant aux grands yeux. « Quel est ce peuple ? » lui demanda-t-il, car il n'avait jamais vu d'Humains nantis de tels atours. « C'est le peuple du Don», lui répondit la fille, qui lui mordit le bras. Et Thelonien de rire, et rire encore, car le trésor qu'il avait obtenu surpassait ses espérances. » - Extrait d'Une histoire de pirates – par Pietramus de Terrdala.

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« Plus vite, grande sœur ! »

Ce n'était pas la peine de le dire ! Aiguillonnée par la terreur, Hisana força l'allure. Si on les rattrapait, leur sort serait pire que la mort. Le cœur fou, les mollets en feu, les pieds douloureux, elle martelait l'injonction dans sa tête à chaque foulée. « Plus vite ! Plus vite ! Plus vite ! Plus vite ! Plus vite ! ». En arrière-plan de ses pensées, les souvenirs révoltants de cette horrible journée martelaient son esprit comme le forgeron sur l'enclume. Rien n'aurait pu être plus persuasif, pour la pousser à se dépasser. Jamais ! Jamais elle n'y retournerait ! Lehal, accorde-moi ta force ! priait-elle silencieusement. Mais ce n'était pas la Déesse d'Amour qui lui répondait.

Tandis qu'elle trébuchait dans la nuit, se tordait les chevilles sur la lande rocailleuse, manquait des respirations, se rétablissait en catastrophe, Kiryan courait devant elle avec la même facilité que s'il avait fait grand jour. Il était si agile ! Il se serait évanoui dans la nature depuis longtemps, sans elle pour le gêner. Les doigts fermes de son frère broyaient son poignet trempé de sueur. Il l'entraînait en avant, la soutenait, la guidait dans le noir.

Un jour, elle avait vu une illustration où deux enfants couraient de cette manière, et le garçon allait si vite que la fillette volait, ses pieds ne touchaient plus le sol. Hisana aurait aimé qu'il en fût ainsi mais la réalité était très différente. C'était lui qui volait presque tandis qu'elle, elle se sentait plus balourde que ces marins saouls comme des vaches qu'on croisait à la sortie des tavernes. Et elle était fourbue. Depuis combien de temps menaient-ils ce train !? Elle devait puiser dans ses plus profondes ressources pour chaque enjambée. Dans ses sandales inadaptées, ses orteils étaient poisseux de sang, ses talons écorchés piquaient et brûlaient. Mais elle s'accrochait. Pour rien au monde elle n'aurait ralenti. Derrière eux, beaucoup trop proches, les longs hurlements de la meute de chiens-bégueules hantaient l'obscurité. L'oncle Harim était toujours sur leurs traces et, au bruit, il gagnait du terrain.

« Plus vite ! » lança à nouveau son frère.

Une vague de colère la cingla. Oui, elle savait bien qu'elle n'était pas assez rapide ! Que croyait-il, ce petit crétin !? Qu'elle ne faisait pas de son mieux !? Vexée, elle puisa dans des ressources qu'elle ignorait posséder, et elle accéléra. Par les dieux, cela allait-il durer encore longtemps ? Ses poumons étaient sur le point d'éclater et des langues de feu remontaient le long de ses jambes. Ses reins lui faisaient si mal qu'elle semblait prête à se briser en deux. Elle ne tiendrait pas ! Elle n'allait pas y arriver ! « Kiryan ! » haleta-t-elle, et ce simple mot lui fit perdre son souffle. Le garçon l'entendit et se tourna légèrement. « Encore un peu, l'encouragea-t-il. On y est presque.»

On y était presque, mais où ? Elle ne connaissait pas bien la garrigue, de ce côté d'Oralon, et Verlune se cachait. La nuit était profonde. Cependant, si elle se fiait à ses sens, ils avaient pris vers l'Epine. Pourquoi ? Il n'y avait que des falaises devant eux, et au-delà, l'océan. A quoi jouait donc Kiryan ? Il était beaucoup trop familier de ces lieux pour ignorer qu'il n'existait aucun endroit où fuir, dans cette direction ! Si seulement on y voyait un peu mieux ! Lehal ! Je t'en conjure, accorde-nous ta lumière !

Comme en réponse à sa prière, les nuages s'écartèrent pour livrer passage à un rayon de lune verdâtre. Finalement, se dit Hisana, elle n'aurait pas dû demander. Cette espèce de promontoire biscornu, là-bas, elle le connaissait : on l'appelait le Guetteur, et il marquait l'extrémité de l'Epine du Ver, une bande rocheuse d'une hauteur vertigineuse qui s'enfonçait dans le Golfe d'Oral comme la proue d'un navire. Aussi bien devant que sur les côtés, ils étaient dans une impasse, cernés d'à-pics. Bientôt, ils ne pourraient plus avancer et l'oncle Harim les rejoindrait avec ses mâtins. Alors, tout serait perdu. « Kiryan ! Qu'est-ce que tu fais !? lança la jeune fille, au bord de la panique. « Kiryan !

— Fais-moi confiance ! C'est là ! »

Sans desserrer sa prise, le garçon obliqua vers la droite, l'attirant à sa suite. S'il avait une idée en tête, la jeune fille ne voyait pas laquelle, et elle n'avait pas la force d'y penser. Abrutie de fatigue, elle devait se concentrer sur les mouvements de ses pieds pour ne pas se casser la figure. Et juguler sa peur sous peine de s'effondrer, purement et simplement. Si elle tombait, aurait-elle le temps de succomber de désespoir avant que les chiens ne soient sur eux ? Ou peut-être, si elle demandait à son frère... peut-être qu'il voudrait bien abréger ses souffrances ? Après tout, il avait pris le Don ; il pouvait lui accorder son souhait. Soudain, elle devina que ce dernier rassemblait son énergie, resserrait son étreinte sur son poignet. Elle l'imita par pur réflexe et comprit, mais trop tard, ce qu'il allait faire. « Non ! » cria-t-elle, terrifiée, toute envie de trépas reléguée aux oubliettes. Au même moment, lui aussi criait : « Saute ! »

Sans réfléchir, elle sauta.

Et ce fut le vide. La chute. Il l'avait conduite droit à la falaise. Plusieurs dizaines de pieds au-dessous d'eux, il n'y avait que l'eau noire, glaciale et tourmentée, le fracas des vagues se brisant contre la pierre. Elle allait mourir.

Elle ferma les yeux. Quelqu'un hurlait, une longue plainte stridente, terrifiante, et elle réalisa soudain que c'était sa gorge qui produisait tout ce vacarme. Mais il y avait de quoi ! Le courant d'air faisait remonter sa robe au-dessus de sa ceinture, la plaquait contre sa poitrine et une partie de son visage. Elle n'y voyait rien, et c'était sûrement mieux ainsi. Elle en avait déjà bien assez à s'imaginer comment allait finir la descente. S'écraserait-elle sur les rochers aux arrêtes vives qui bordaient l'Epine ? La retrouverait-on noyée ? Déchiquetée ? Les courants l'emporteraient-ils vers le large et et la vomiraient-ils ensuite par petits bouts dans la Crique des Ossements, où personne n'irait la chercher ? Tout ça en même temps ? Ou bien peut-être servirait-elle de festin pour les poissons ? Y avait-il des requins, au large du Golfe d'Oral ? Ou de mystérieuses créatures des profondeurs, bien gluantes et voraces pleines de dents et de tentacules ?

Dans un éclair, elle entrevit ce qu'aurait été son existence si elle était restée dans sa chambre, ce soir-là. Une vie d'obéissance, de soumission, de spoliation. Une vie d'esclavage. Une vie interminable, durant laquelle son frère et elle devraient consacrer chaque minute à servir une caste et une famille qui les avaient trahis. Non, cela, elle ne pouvait l'accepter. La paroi, les rochers, l'océan et les monstres, au moins, cela ne durerait pas longtemps. Ils avaient tout perdu, leur passé, leur avenir... Ils n'étaient plus que tous les deux, Kiryan et elle, les derniers Faucons, et c'était lui qui les avait conduits ici. S'il avait jugé que la mort était le choix le plus acceptable, alors, elle était d'accord.

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Le Dieu Menteur - Tome 1 - Les Enfants du DonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant