La toute première vision que Quentin eut en reprenant connaissance, avant même de rouvrir les yeux, fut l’impression d’être derrière un rideau de scène, une de ces tentures lourdes et feutrées d’un rouge vin orné de fioritures dorées. Elles se déplaçaient doucement au gré d’un courant d’air glacial. Il se sentit sur une scène, seul, sentant la poussière ancienne d’un théatre abandonné. Derrière ce rideau, la salle vide retournait des craquements sinistres, comme si quelqu’un était assis sur un fauteuil, silencieux mais impatient. Il entendit toussoter et prit soudain conscience qu’il n’était nulle part ailleurs que sur la banquette arrière de la voiture du policier. Puis, tout lui revint à l’esprit. Il tâta ses doigts poisseux, recouvert de sang séché, se demandant depuis combien de temps il était resté dans les vapeurs de ses peurs. Il releva la tête et, malgré l’étourdissement qui persistait, il put voir le policier penché sur le cadavre d’Élaine. Il ne pouvait pas voir ce qu’il faisait mais il le voyait déplacer ses mains autour du corps. Curieusement, il n’y avait personne aux alentours pour observer ce curieux manège, comme si le monde avait cessé de tourner à 22 heures 30, que tout le monde dormait. Bien que ce fut le milieu de la semaine, ce coin de la grande métropole était habituellement toujours agité par une quelconque présence humaine, soit un passant ou une voiture. Mais, l’étrange calme qui régnait sur la rue St-André intrigua Quentin. Il n’eut pas le loisir de réfléchir davantage sur la chose car le policier venait de se relever et se dirigeait vers la voiture.
Une fois assis sur le siège avant, il se plaignit du froid de l’automne à un Quentin plutôt incrédule.
« Tu n’es pas trop jasant, Quentin. Pour un gars qui vient de se débarrasser de sa femme, j’aurais cru que tu te serais senti libéré et que aurait le goût d’aller prendre une bonne bière froide avec tes chums! »
Quentin fronça les sourcils. De quoi parlait cet agent? Ne devrait-il pas l’interroger plutôt que de l’encourager à faire la fête? Il avala la salive qui s’était accumulé dans sa bouche en réprimant une grimace en goûtant la gorgée amère.
« Qui êtes-vous? Vous n’avez pas l’air d’un policier. Pourquoi êtes-vous ici? Où est la police? »
L’homme se tourna vers lui et lui fit un sourire qu’on aurait pu considérer comme cordial. Mais il ne dura pas longtemps :
« D’abord, Quentin, tu vas arrêter de poser des questions. On va jaser de tout ça là où on s’en va. La police, la vraie gendarmerie, va arriver bientôt et ce ne sera pas le meilleur endroit pour jaser, ni pour toi, ni pour moi, alors on va s’en aller calmement. »
Quentin sentit monter en lui une certaine frustration. Tout allait de travers. Ce n’était pas ce qu’il avait envisagé et la tension entre ses yeux, le poids sur sa poitrine et sur ses épaules se firent de plus en plus intenses. Il serra les poings alors que la voiture démarrait rapidement sur la chaussée humide. Il entendit le cri strident de sirènes qui se rapprochaient. Il se tourna et vit la silhouette de l’inconnu se profiler à nouveau sous le lampadaire. Il regarda le faux policier qui observait lui-aussi le retour de l’homme sur les lieux du crime. Il crut distinguer un air de plaisir évident. Ce jeu ne lui plaisait pas.
« Où est-ce que vous m’emmenez comme ça? »
Il y eut un bref moment où le silence de l’habitacle lui parut comme tout autant poignant que les forces intérieures qui l’oppressaient.
« Vers ta nouvelle vie, mon gars. »
Quentin aurait aimé poser davantage de question mais il nota que la voiture venait de prendre une toute nouvelle allure. Tous feux et gyrophares allumés, ils passèrent les feux de circulation et frôlèrent de nombreuses voitures qui roulaient à la moitié de la vitesse que la leur. Puis, ils bifurquèrent brusquement vers le boulevard Métropolitain pour s’engager sur la voie rapide en direction ouest. La circulation était peu dense et ils se faufilèrent dans la voie de gauche pour filer à toute allure en dehors de l’île. Quentin ne connaissait pas vraiment l’ouest de Montréal ni même les patelins qui s’égrenaient le long du fleuve St-Laurent au-delà de la métropole. C’était un gars de l’Est, de Pointe-aux-Trembles, issu d’une famille pas très riche. Son père, un journalier employé dans une des nombreuses raffineries qui ont fait la richesse de ce coin de la ville, ne sortait pas souvent sa famille, préférant de loin l’atmosphère de la taverne ou de la brasserie que celle des petits morveux qui tournaient rond autour de la table de la cuisine alors que leur mère, victime de ses grossesses et de sa vie sédentaire, avait conservé un peu trop de graisse sur les pourtours de sa taille.
Quentin ne voulait pas penser à sa famille, les ayant relégué à un album de photos qu’il gardait sur une tablette dans sa garde-robe, en-dessous de sa précieuse collection d’albums de Tintin. Il vit les panneaux défiler sous ses yeux mais le nom des villes n’étaient qu’un écho vague dans sa mémoire. Bien-sûr, le patelin d’Oka lui rappela une certaine plage et un fromage mais les autres noms lui étaient parfaitement inconnus. À Hudson, le conducteur sortit de l’autoroute et s’engagea sur une rue qui le mena bientôt à un traversier. L’homme qui était à la guérite l’accueillit et ne jeta aucun regard vers le passager tout en les invitant à se déplacer sur le bateau. Ils étaient seuls à bord. La traversée ne dura que quelques minutes et Quentin eut envie d’engager la conversation mais l’homme qui le conduisait regardait droit devant lui comme s’il était seul au monde. Une fois de retour sur la terre ferme, ils poursuivirent leur route tout droit devant. Une fois la voiture sortie du village d’Oka, il remarqua le golf encore éclairé sur sa gauche. À droite, il n’y avait que des arbres. La voiture ralentit puis s’engagea sur un chemin de terre bien entretenu surgit de nulle part. Après quelques mètres, le conducteur stoppa net car devant eux se dressaient deux grandes portes en fer forgé et de chaque côté, une muraille en pierres haute de plus de trois mètres. Quentin nota les caméras de surveillance de part et d’autre de l’entrée. Ils ne demeurèrent là que quelques secondes car les portes s’ouvrirent afin de la laisser passer. Toujours entourés d’arbres matures, ils roulèrent ainsi pendant une dizaine de minutes. Quentin crut voir, à plus d’une reprise, des formes grises se profiler entre les arbres. Ce n’étaient pas des chiens mais plutôt des ombres qui ressemblaient à des humains mais à voir de la façon avec laquelle ils se déplaçaient, ils avaient l’air de grands chimpanzés. Il détourna le regard et se concentra devant lui. Bientôt surgit devant eux une immense maison aux allures de château moderne. En façade, une trentaine de fenêtres hautes de deux mètres, toutes obscurcies par des tentures rouge vin. Quentin fut parcouru d’un long frisson. La voiture décrit un arc de cercle et on se gara dans un garage quadruple où Quentin nota la présence d’une Cadillac des années trente qui semblait sortir d’une boîte de collectionneur, intacte, rutilante. À Sa droite, une Mercedes de modèle récent, une berline classe S, noire, au vernis brillant. « Je pense que je me suis fourré dans un méchant bordel » se dit Quentin en attendant que le chauffeur vienne lui ouvrir la portière.
Il sortit enfin de la voiture et recula d’un pas quand l’homme s’approcha de lui.
« Suis-moi, jeune homme… »
Il ouvrit une porte et ils s’engagèrent dans un étroit corridor aux murs nus et à l’éclairage tamisé. Un air de musique classique flottait autour d’eux alors qu’ils se dirigeaient vers l’autre porte. Ils débouchèrent enfin sur le hall d’entrée où un majordome les accueillit avec un air de zombie épuisé.
« Monsieur a fait une bonne récolte? » s’enquit-il en ne daignant pas un seul regard pour Quentin qui n’était pas vraiment présentable avec tout sang qui maculait ses vêtements.
« Je n’aime pas tes commentaires sarcastiques, Plon. Tu devrais surveiller tes paroles. Je ne te paie pas pour que tu juges mes actions. À moins que tu désires que je te mute au sous-sol? »
« Monsieur m’excusera. Ce fut une longue journée! » fit le dénommé Plon en baissant les yeux tout en courbant un peu son long corps enveloppé d’un costume archaïque de majordome, puis il s’éloigna d’un pas feutré.
« Les domestiques! Quelle plaie! s’écria l’homme en écartant les bras. Fiston, bienvenue chez moi! »
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Tout ce que tu feras (tu le feras pour moi)
ParanormalLorsque Quentin apprend que sa femme le quitte après 6 ans de passion, il décide froidement de l'assassiner mais au lieu d'être arrêté et jugé - ce qu'il désire ardemment afin de mettre fin à son désespoir - il est pris dans un tourbillon sanglant d...