Effleurer les étoiles

27. L'art d'oublier sa bonne éducation

En retard. Cette connasse avait le culot d'être en retard. Les deux femmes s'étaient dit dix heures et il était à présent dix heures et quart. En plus d'être une femme odieuse et méprisable, c'était le genre de personne à ne pas être ponctuelle. Tout pour taper sur les nerfs de Sasha qui avait déjà commandé un deuxième café et dont la jambe tremblait déjà légèrement de nervosité sous la table. Elle avait toujours ses écouteurs dans les oreilles et la musique brutale qui s'en déversait ne parvenait pas à la calmer le moins du monde, au contraire. D'habitude, cela marchait plutôt bien mais visiblement, rencontrer sa mère était beaucoup plus puissant que cette foutue musique devenue bien dérisoire. Elle mourait d'envie de se barrer d'ici, d'aller rejoindre son appart et le grand dadais qui avait eu la flemme de rentrer chez lui la veille. Pensant à lui, la rouquine sortit son téléphone et lui tapa un message rapidement, un peu trop pour que cela ne trahisse pas sa nervosité d'ailleurs.

"Je suis vraiment obligée de rester ?"

"Ce sera fait, t'es plus obligée de la revoir après."

"Ouais mais ça me saoule. Un quart d'heure de retard. Je suis déjà pas de bonne humeur mais alors là je te jure..."

"Défonce-la."

Sasha esquissa un sourire tendre en lisant le dernier message et s'apprêtait à répondre à nouveau lorsqu'une ombre vint lui cacher le soleil. En relevant la tête les sourcils froncés et prête à incendier l'importun, elle la reconnut immédiatement. Une femme à la peau bronzée, aux longs cheveux roux qui descendaient en une cascade bouclée au niveau de ses épaules, au sourire Colgate éblouissant et aux yeux d'un marron semblable au chocolat Milka. Une femme insupportablement magnifique pourtant habillée simplement, une robe noire où se dessinaient quelques fleurs, un sac à main d'un rouge criard et des chaussures aux talons vertigineux. Une femme lambda. Sa mère.

« Bonjour, tu es Sasha ? Je ne me trompe pas j'espère ! »

La jeune femme prit une courte inspiration pour empêcher les larmes de lui monter aux yeux alors qu'elle inclinait légèrement la tête, accusant le coup. Elle pouvait le faire. Ça irait. Elle était forte, suffisamment pour ne pas la laisser l'atteindre comme cela avait pu être le cas autrefois. Elle ne l'avait pas reconnue. Elle n'avait pas reconnu sa propre fille alors que celle-ci avait su qu'elle était sa mère à la seconde où elle l'avait vue. Elle ne l'avait pas reconnue. Mais ça n'avait pas d'importance, tout allait bien. Cette femme n'avait aucune importance. Bientôt, elle ne serait plus qu'un vague mauvais souvenir.

« Oui. C'est moi.

- Oh mon dieu comme tu as grandi ! Tu es devenue une bien belle jeune femme, je suis fière de toi, tu sais.

- Merci ?

- Ahah, ne sois pas gênée comme ça enfin, tout va bien, je ne vais pas te manger. »

Sous la table et alors que sa mère s'installait en face d'elle, Sasha enfonça ses ongles dans sa paume. Elle ne l'aimait pas. Elle n'aimait pas ses manières, son sourire qui se voulait rassurant comme si elle parlait à une gamine de six ans, cette lueur indéchiffrable dans son regard. Tout en elle lui était méprisable et elle ne supportait pas son petit ton compatissant, trop mielleux pour être vrai. Elle n'était pas une gamine et elle ne l'avait certainement pas attendue pour grandir. Ça, jamais.

« Comment va Fredrik, ton père ?

- Peut-être que si tu répondais à ses appels, tu le saurais.

- Oh, ma chérie, tu sais...

- Sasha. Pas ma chérie. Sasha. »

L'autre femme s'arrêta un moment pour la dévisager, sans doute blessée par ses propos mais la plus jeune n'en avait rien à faire. Elle pouvait faire mine de tout supporter sauf ses surnoms pourris qui n'avaient aucun sens. Les "ma chérie", "bichette" et autres conneries, c'était à mettre au placard. L'adulte eut un air pincé avant de reprendre la parole, impassible.