01 | Flick Watson

119 9 9
                                    

      Flick soupire: une fois de plus, l'autobus est en retard. Un coup de vent glacial, digne de ce mois de mars 2030, vient ébouriffer les cheveux du jeune homme, qui s'efforce de donner un style certain à la touffe indomptable qu'il a sur la tête.

      La question du jour: comment se fait-il que la société ait pu inventer des robots sophistiqués, capables de faire la cuisine et de jouer au tennis, mais qu'un simple circuit d'autobus soit trop difficile à coordonner?

      Il baisse la tête et rabat sa capuche pour se couvrir du froid. Son index parcoure la branche droite de sa paire de lunettes. Aussitôt, quelques onglets se matérialisent dans son champ de vision, affichés sur sa lentille par un projecteur miniature intégré. À sa gauche, le module de notifications est vide. À sa droite, le module de nouvelles possède trois fiches:

« NOVAMEDIA ANNONCE SA PROGRAMMATION D'ÉTÉ »

« HOMICIDE DANS LE QUARTIER LATIN »

« POINT DE PRESSE HEBDOMADAIRE DU MINISTÈRE DE LA SANTÉ »

      Le second article avait piqué sa curiosité: « Assistant, ouvre la nouvelle numéro deux. » Aussitôt, la fiche s'élargit pour afficher plus de détails et le jeune homme entame sa lecture.

      L'article fait part d'un homicide qui serait survenu hier soir, dans le quartier latin. Il y parcoure le premier paragraphe. Fascinant, la victime n'était pas connue des policiers. Pourquoi elle alors? File au second paragraphe. Cela veut-il dire que quelque chose échappe aux enquêteurs? Un lien qu'ils n'auraient pas encore su établir? Troisième paragraphe. Quatrième. Cinquième. Énième.

      Il ne sait dire pourquoi les nouvelles de nature criminelle l'attirent autant. Il désole la victime et ses proches — Flick ne souhaite la mort de personne — mais constate que chaque enquête est une aventure trépidante, le début d'un puzzle complexe qui mènerait tôt ou tard l'arrestation d'un mécréant. Que de suspense! Que d'émotions! Trouver un meurtrier, il se disait, doit être un exercice mental et créatif très poussé. Ah! si seulement il pouvait être détective.

      Un coup de klaxon le sort de sa contemplation. Il reprend contact avec la réalité: le bus est là et le chauffeur, un automate contrôlé à distance par un opérateur humain, semble s'impatienter. Flick tapote sur ses lunettes, faisant disparaître l'article, et navigue avec précaution sur le trottoir glacé. Il monte dans l'autobus sans faire de pirouette et fait glisser sa passe sur le lecteur. Misère, le voyant lumineux au-dessus du lecteur passe au cramoisi.

      « Vous n'avez plus de passe. Pas de passe, pas de transport, » lance l'automate.

      Merde, il avait oublié d'aller acheter des billets. D'habitude, il avait assez de ses dix billets mensuels, mais avec ses visites chez sa sœur, il avait dû les épuiser plus tôt que prévu. Vite, un mensonge crédible: « Je commence à travailler dans quinze minutes, pouvez-vous me laisser monter, juste cette fois? »

      L'automate croasse la même injonction qu'auparavant. Flick est fulminant, il n'a pas l'intention de braver le froid une minute de plus. Pas à une température pareille. Il fouille dans sa paire de jeans, y sort un billet de cinq Néo-Dollars et le brandit au visage de l'automate, juste devant la caméra de l'opérateur.

      « Ça vous va où je dois augmenter ma mise? » crache-t-il.

      Un instant de silence, l'opérateur semble y réfléchir. Flick se tourne vers les usagers du bus, ils lui lancent des regards mauvais, visiblement irrités de devoir attendre pour un jeune homme sans sens des responsabilités. Enfin, à titre de réponse, l'automate tire sur une poignée. Les portes du véhicule se referment, projetant le jeune adulte hors de l'autobus. Ses souliers de course, complètement inadéquats pour une pareille température, se mettent à danser sur la surface glacée. En finale de son numéro de patinage artistique, Flick perd pied et tombe dans un banc de neige.

      Deux filles de son âge passent devant le jeune homme en gloussant devant l'hilarité de la situation. Un coup de main? Non? Bon. Il se relève, ne prend même pas la peine d'essuyer ses vêtements pleins de neige et poursuit son chemin dans la même direction qu'elles, en questionnant une fois de plus sa place dans ce monde de fous. Il ferait le circuit à pied, il suppose. Il rejoint les deux jeunes femmes au feu rouge et capte une bribe de leur conversation: « ...paraît qu'on peut s'y inscrire à partir de dix-huit ans.

      - Impossible! Je croyais qu'ils prenaient que des américains.

      - Ça dépend des télé-réalités. C'est le cas pour "Cupidon en Californie", mais je sais que "Globe-trotteurs de l'extrême" est ouvert à tous, de partout dans le monde.

      - Tu comptes t'y inscrire toi?

      - Et puis pourquoi pas? Faudrait que je consulte la liste des émissions pour voir auxquelles je suis éligible. »

      Elle lance un regard espiègle à son interlocutrice et largue une bombe: 

      « En plus, j'ai entendu dire qu'ils offraient un million de Néo-Dollars au vainqueur de leur série-virtuelle-machin-truc. Tu dirais non à une chance de gagner un million, toi? »

      Flick se doute qu'elle fasse allusion à l'annonce de NovaMedia, celle qui était apparue tout en haut de son fil de nouvelles plus tôt. NovaMedia est la puissance mondiale en termes de divertissement télévisé. Initialement une entreprise d'intelligence artificielle, elle a conquis le monde avec son plus grand cadeau à l'humanité: la disquette neuronale, une puce qu'on implante au cerveau afin d'améliorer ses capacités cognitives. Vous voulez apprendre le portugais? Le karaté? Comment bien apprêter un canard? Vous êtes à un téléchargement d'y parvenir. À sa sortie il y a quelques années, tout le monde en voulait une. C'était le phénomène iPhone à nouveau, à savoir le mois de juin 2007, où tous s'étaient jetés sur le révolutionnaire iPhone de Steve Jobs.

      Mais le coup de maître est à venir. NovaMedia a acquis le géant Netflix il y a trois ans avec l'idée ambitieuse de transformer du tout au tout l'industrie du divertissement télévisé, en y intégrant les technologies sur lesquelles ils travaillaient. Qui plus est, la rumeur veut que ce soit cet été que la première « télé-réalité virtuelle » ait lieu, la toute première émission qui ferait usage, d'une manière ou d'une autre, de la disquette neuronale.

      Or, Flick s'en fichait strictement. Il ne lisait pas ce genre d'articles. Malheureusement pour lui, tout le monde en parlait, ce qui faisait qu'inévitablement la nouvelle se rendait à ses oreilles.

      Nouveau glissement sur la branche de ses lunettes pour faire afficher l'heure: il était bientôt neuf heures, ce qui lui laissait trois heures pour aller voir sa sœur, faire les courses et aller acheter de nouvelles passes de bus. Grelottant, les poings fermés dans ses poches de manteau, il bifurque après avoir traversé la rue et s'engage sur l'avenue qui menait à l'hôpital, là où sa petite sœur Jana résidait depuis bientôt trois semaines.

 Grelottant, les poings fermés dans ses poches de manteau, il bifurque après avoir traversé la rue et s'engage sur l'avenue qui menait à l'hôpital, là où sa petite sœur Jana résidait depuis bientôt trois semaines

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.
VIRTUEL (en pause)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant