La nuit était fraîche et silencieuse. Un homme était adossé à la porte d'une des nombreuses chaumières du village de Saïmur[1]. On pouvait distinguer ses traits par intermittence, au rythme de la combustion du mélange d'herbes que l'individu avait fourré dans sa pipe. Ses traits apparaissaient, puis disparaissaient, révélant un visage marqué par le temps, orné d'une imposante barbe disciplinée.
Il était bon vivant, et la pitance ne manquait guère à lui et aux siens. Il jouissait d'une bonne situation et cette dernière faisait sa fierté. De père en fils, il était créateur de jouets, et plus précisément ceux les plus prisés par les jeunes enfants : Les rurres[2]. Ces représentations animalières fidèles réalisées à l'aide de la peau douce et soyeuse des mangebois. Il était le seul dans le village à faire ainsi la joie des enfants et c'était pour lui un pur bonheur que de voir ses créations être la source des rires juvéniles résonnant à travers les ruelles.
Il tira de nouveau sur sa pipe et prit une profonde inspiration en fermant les yeux. Ses pensées étaient heureuses, et le simple fait de se remémorer sa journée lui suffisait à afficher un large sourire. Comme toujours, il aimait le travail bien fait, et en ce jour d'avant fête, il s'était montré particulièrement efficace. L'air siffla et il l'expulsa de ses poumons formant un cercle avec ses lèvres. Avec de petites poussées, il forma plusieurs petits ronds de fumée qui s'élevèrent dans les airs. L'homme attendait avec impatience que vienne ce moment de l'année, celui des cercles de rires[3]. Il s'agissait d'une tradition ancestrale au sein de Saïmur consistant à célébrer l'expression la plus pure pour ses habitants : le bonheur. Dans ce but, tous les Saïmurois et Saïmuroises se rendaient sur la place du marché afin de faire fête comme si le dernier jour de leur existence venait d'arriver. Les hommes se revêtaient de leur plus beau veston et les femmes de leur plus belle robe. L'ambiance de ce jour était toujours particulièrement légère comme des plus plaisantes, et faisait la joie des enfants qui offraient aux plus grands un vrai défilé zoologique dont Fallor était le père créateur. C'était pour lui l'occasion à ne pas manquer, et il prenait un immense plaisir à présenter ses nouveautés avec Sumka comme premier représentant, qui se laissait prendre au jeu sans peine.
Fallor entendit un rire venant de l'intérieur. Il s'avança d'un pas et se pencha sur le côté. Il aperçut son enfant à travers la fenêtre de sa demeure. Ce dernier avait aperçu de son père, uniquement les formes oniriques qui s'élevaient vers les cieux en passant devant la vitre. L'homme fronça les sourcils. À cette heure-ci, le garnement devrait déjà être au lit. Le père dévoué soupira, et d'un mouvement nonchalant, attrapa un petit bout de bois dont il se servit pour tasser les herbes encore fumantes. Il déposa ensuite sa pipe sur le sol avec une extrême délicatesse afin de la laisser refroidir. Lorsqu'il entra chez lui, l'homme chercha du regard le rejeton rebelle.
« Sumka ? Tu ne devrais pas être au lit depuis un moment ? » soupira-t-il.
Il balaya le salon qui se tenait devant lui. Aucune trace du fuyard en dessous de la table à manger, et il ne semblait pas non plus s'être caché dans les recoins de la pièce. Voyant son père arriver, le petit avait sonné la retraite et s'était enfui prestement à l'étage. Enfin, c'était le scénario le plus plausible qui venait à l'esprit de Fallor. Il s'avança tout de même au milieu de la pièce afin de ne pas être pris à revers lorsqu'il allait monter les marches. Il faut dire que Sumka était une vraie petite terreur quand il s'y mettait. Il avait hérité du courage et de la force de son père, ainsi que l'insouciance de sa mère, et n'hésitait pas à lui donner la chasse dès qu'il le pouvait ; c'était pour eux, leurs plus grands moments de complicité. Il remarqua cependant une chose inhabituelle : le rurre favori de son fils reposait au sol. Jamais il ne s'en séparait d'ordinaire. Inquiet, Fallor le ramassa.
« Sumka ! On arrête de s'amuser maintenant, et tu sors de ta cachette tout de suite ! » Le ton de son père se voulait sévère, il n'était plus d'humeur à jouer. « Je vais finir par me fâcher ! »
Il serra le jouet en forme de vaucéris[4]. Son fils était resté admiratif devant ces créatures depuis qu'un convoi de marchands était passé par Saïmur, usant de ces montures comme bêtes de trait. Sumka l'avait alors harcelé pendant des semaines et Fallor avait finalement cédé. Il lui avait bien fallu trois jours de travail minutieux afin de réaliser ce rurre, car ce dernier était extrêmement détaillé, mais surtout, fait avec une tendresse inavouable.
L'homme commença à gravir les escaliers, lentement, en tendant l'oreille. Il était prêt à réagir aux moindres bruits. L'angoisse lui monta peu à peu devant cette absence totale de vie. La maison était plongée dans la pénombre, uniquement éclairée, çà et là, par des lampes à combustion de basse qualité. Les petites flammes n'étaient pas stables, et vacillaient régulièrement à la moindre perturbation de l'air. Puis, soudain, il entendit un grand fracas.
« Sumka ! Par la Déesse, réponds-moi ! » son visage était crispé par la peur. S'il arrivait quelque chose à son fils, jamais il ne se le pardonnerait.
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[1] Saïmur est petit village de Kériva situé au sud-est de Térinwesh. En dépit de sa taille réduite et de son rôle insignifiant au sein du royaume, ce village bénéficie d'une position géographique intéressante, le positionnant au centre des emplacements des points de pêche dans les marécages. Il s'agit de là de l'activité principale région et fait donc de Saïmur un point de passage évident pour tous les amoureux de la fange, harassés par leur dur labeur.
[2] Représentations animalières fidèles, réalisées à l'aide de la peau douce et soyeuse de certaines créatures.
[3] Cette fête propre à Saïmur, a vu le jour en l'année 915, lors de la rafle d'enfant ordonnée par Barthos dans le cadre de sa campagne militaire. Depuis cette triste année, les habitants de ce petit village ont pris conscience de l'importance des choses, et de celle de profiter de ses enfants en chaque instant. Ils fêtent donc le jour du cercle de rires : chaque habitant revêt ses plus beaux habits, son plus beau sourire et c'est sur la place du marché que tous se réunissent pour festoyer comme si leur vie en dépendait. Événement majeur de l'année, ce jour est l'occasion pour un grand nombre de marchands de garnir généreusement leur bourse en drakoss rutilant.
[4] Cousin éloigné des chevaux à la robe grise et parsemée d'anneaux blancs. Leurs oreilles tombantes mesurent environ une vingtaine de centimètres. Enfin, leurs pattes semblent recouvertes d'un cuir épais constellé d'ergots impressionnants.
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Le prince de l'oubli
FantasíaRien n'est moins sûr en ce monde que la vie elle-même. Et cette vérité gagne en force lorsque le prince de l'oubli refait surface après des centaines d'années d'absences. Sorti tout droit du sous-monde, cet être malfaisant rongé par la fange et les...