Plus d'une semaine s'était écoulée depuis qu'Azalaïs avait quitté sa petite île et son amie de toujours. Le souvenir de Guillermo et de cette horrible nuit lui semblait être à des milliers de lieues, tant sur le plan physique que mental. Se remémorer le regard paniqué et mourant de son ancien patron ainsi que le coup fatal et libérateur de Gia l'emplissaient d'une joie immense. Le souvenir du sang qui s'échappait de son torse et de sa bouche gorgeait de vivacité les veines de la nouvelle pirate.
Si la jeune femme nourrissait actuellement les poissons du contenu de son estomac, ce n'était donc en rien la faute du souvenir de Guillermo, mais bel et bien celle de l'océan agité.
Ballottée par les mouvements imprévisibles des vagues et martelée par les immenses gouttes de pluie, la jeune femme s'agrippait du mieux qu'elle pouvait à ce qui lui tombait sous la main. Le peu d'eau qui restait dans son ventre s'écoulait en un flot aléatoire et discontinu. D'après ses souvenirs, les voyages en mer n'étaient pas aussi rudes, mais d'après le capitaine, l'océan n'était pas clément aujourd'hui.
Azalaïs – pirate et matelot néophyte qu'elle était – observait les différents forbans s'affairer à diverses tâches, manœuvres et autres activités qui lui paraissaient vides de sens. Elle n'avait pas prévenu le capitaine qu'elle ne connaissait rien à la navigation. Elle voulait faire ses preuves lors des abordages et autres pillages. Ce qui ne semblait pas être à l'ordre du jour.
– Aye petite ! s'écria Darzal tirant sur une corde. Pousse-toi de là, tu vois bien que tu gènes tout le monde !
– De toute manière, rétorqua-t-elle, un relent gastrique à travers la gorge, je dois voir le capitaine.
– Alors qu'est-ce t'attends, traîne pas !
Depuis ce fameux soir, ce cher Darzal lui paraissait moins détestable. Elle réussit même à lui offrir un léger sourire – chose qui n'était pas dans ses habitudes. Le balafré rétorqua d'une grimace d'incompréhension.
Azalaïs continua sa route vers les quartiers du capitaine, en avançant tant bien que mal à travers le tumulte et l'averse. Elle emprunta enfin l'escalier qui menait au gaillard. Mais au moment de poser le pied sur l'ultime marche, un cri l'interpella. Il venait du sommet du grand mât, là où était posté Teodor – le guetteur du Neptune's eye.
Par-delà les coups tonnerres et les chants des pirates, elle peinait à comprendre ce qu'il annonçait. Cela paraissait important, tant il secouait ses bras comme un diable. Sans qu'elle ne comprit pourquoi, le sol sous ses pieds s'éleva. Une demi-seconde plus tard, elle se retrouva à trois mètres au-dessus du plancher, pour finir sa course de l'autre côté de la rambarde.
Entraînée dans une chute incontrôlable vers un océan déchaîné, Azalaïs se vit morte noyée et Darzal comme dernier souvenir. Alors qu'elle se préparait déjà au choc, les yeux clos, une main vint la retenir. Elle se balança dans le prolongement de sa chute, puis se cogna contre le navire. In extremis, elle put s'agripper à la coque et leva la tête pour observer son sauveur.
C'était Norah, Norah Tiren. Tout comme elle, le capitaine Hamilton l'avait remarquée sur le port de Tisomer. Et tout comme elle, Norah avait décidé de partir à l'aventure. Fille de pêcheur, débrouillarde et le pied marin, elle avait plus l'étoffe d'une pirate qu'Azalaïs. Les deux jeunes femmes avaient peu de choses en commun à part leur année de naissance. Elles savaient d'instinct qu'elles allaient devoir s'allier pour survivre sur ce bateau et dans ce nouveau monde inconnu et périlleux.
– Je te tiens ! cria Norah d'une voix pugnace.
Une fois de nouveau sur le bateau, Azalaïs remercia Norah et continua son chemin vers la cabine d'Hamilton. Tiren l'impressionnait quelque peu. Ses bras musclés, sa force insoupçonnée, ses cheveux courts et sombres, son air déterminé renforcé par ses prunelles obscures faisaient d'elle une redoutable pirate novice. Si elle ne la connaissait pas, Azalaïs aurait pu croire qu'elle faisait partie inhérente du Neptune's eye.
Une fois devant la porte du capitaine, Simeon ouvrit cette dernière. Azalaïs n'eut pas le temps de réfléchir et s'engouffra en vitesse dans cale, évitant ainsi d'inonder la petite pièce d'Hamilton.
Le soleil, qui une fois n'est pas coutume, se cachait derrière de lourds nuages, n'éclairait guère la salle. La pénombre et le désordre y régnaient. Le cabinet se montrait sous des airs de petite cage étriquée et lugubre : l'unique source de lumière était une lampe à huile à la lueur faiblarde et oscillante.
– Te voilà enfin ! commença le pirate qui secondait Hamilton.
Elle n'avait pas encore eu l'occasion d'échanger avec lui, mais de ce qu'elle avait entendu dans la cale, il se prénommait Antonios et avait rejoint le bateau un an auparavant. Il se serait lié d'amitié avec le capitaine et aurait monté les échelons aussi vite que la marée montante dévore les plages aux sables fin.
– Installe toi petite, continua le capitaine, nous devons discuter.
– Par rapport ? demanda-t-elle.
– Ton intégration complète dans notre équipage modeste, répondit Antonios.
– Comment ça ?
– Chaque membre du Neptune's eye l'est pour toute sa vie, dit Antonios. Pas besoin d'un serment ni même d'un pacte obscur, non. Juste d'une marque qui t'accompagnera jusqu'au profondondeur du Melzul.
– Une marque par le fer rouge et tu feras partie officiellement de notre famille, conclut le capitaine.
Azalaïs déglutit et serra la machoire.
– Et si tu te demandes, il est trop tard pour refuser, reprit Antonios. En fait, on ne te demande pas ton avis. D'après ce que j'ai pu comprendre, tu as une dette envers nous.
Les trois pirates : Hamilton, Antonios et Simeon déboutonnèrent quelque peu leur chemise, dévoilant de ce fait, une cicatrice ronde et boursouflée en dessous de leur cou. De la taille d'un raisin, elle avait la forme d'un oeil ou d'une pupille dilatée qui fixait la jeune femme d'un regard hypnotique.
Elle s'attarda sur celle de Simeon, comme ce dernier se tenait non loin d'elle. Sa main se mut vers le torse du jeune forban et se posa en délicatesse sur la peau marquée. Elle passa ses fines doigts tout autour du cercle imparfait et les retira en vitesse quand elle comprit ce qu'elle était en train de faire. La jeune femme sortit de cette suspension temporelle et consentit à immortaliser ce pacte avec eux. Simeon lui lança ensuite un regard amusé qu'elle peina à lui rendre. Azalaïs ressenti une gêne qu'elle ne saurait expliquer tandis qu'une vive chaleur irradiait toute sa peau.
– Je ne vais pas te mentir Azalaïs, avoua Antonios, ça risque fortement de te faire mal.
Il sortit de la lampe à huile devant lui une petite tige métallique à l'extrémité orangée et brillante. Se rapprochant d'un pas sûr et vif, il continua :
– La coutume de Neptune's eye veut que ça soit ton mentor qui te marque.
D'un geste solennel et courtois, il mima à la jeune femme de dégager le haut de son torse. Azalaïs s'exécuta et à la plus grande surprise de son public, aucune peur ni aucune crainte n'était à déplorer sur son visage.
La tête haute, le buste bombé, les poings serrés et le faciès imperméable à toute émotion, Azalaïs était fin prête à mettre les deux pieds dans l'équipage du Neptune's Eye.
– Parfait, se réjouit Antonios, tout en dirigeant le fer rouge sur la jeune femme.
Le parfum discret de la chair calcinée, le crépitement distinct de la peau brûlée et la douleur certaine du rituel revigorèrent son désir vengeance. Plus que jamais elle était convaincue de son choix. Plus que jamais elle désirait voir le Torboyo disparaître sous l'océan. S'il devait couler, et il coulerait, elle et elle seule serait à l'origine de sa perte. Le regard perçant et les dents serrés, Azalaïs traversa cette épreuve initiatique sans vaciller une seule seconde. Au grand plaisir de son nouveau mentor, Antonios.
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Neptune's Eye
AdventureUn mât et une coque en chêne ébène, une sirène dorée en guise de proue. Elle porte le bateau avec aisance. Sa chevelure ondulée coule en peintures de guerre, qui scintillent jusqu'à la poupe. Sous le soleil. Voiles d'encre qui flottent au gré du zép...