Le soleil brillait fort sur la plage de Tisomer. Seul, dans un ciel bleu vide de nuage, il resplendissait de mille feux. La saison de la sécheresse s'annonçait rude pour les habitants de la petite île. Les rares pêcheurs qui restaient sur place pouvaient doubler leurs récoltes, mais au prix de multiple brûlures.
L'autre commerce qui profitait de ce temps, et qui d'ailleurs se portait à merveille qu'il pleuve ou qu'il vente, était la taverne du Merlan-Coquillé. Un bar aux activités douteuses, racoleuses et tendancieuses, fondées sur les plaisirs charnels et la vente de rhum aux épices. L'enseigne s'était construit une réputation de prestige dans le milieu de la piraterie. Et bien que le royaume d'Alecia interdisait tous navires armés qui n'appartenaient pas à sa flotte, les pirates assoiffés de trésor et d'alcool ne s'en préoccupaient guère.
Perchée sur le toit du bâtiment, Azalaïs observait les allées et venues des multiples navires, qui s'amarraient sur le port de Tisomer. La majorité des bateaux n'était là que de passage et leurs occupants dépensaient, leur temps et leur fortune, enfermés entre les quatre murs du Merlan-Coquillé.
Le breuvage coulait à flots, les filles de passe gloussaient en cœur et la musique résonnait en cacophonie.– J'te dérange pas trop, petite pisseuse ? vociféra une voix quelque part en dessous de la jeune femme.
Elle glissa de la toiture et atterrit sur le balcon deux mètres plus bas. Elle épousseta de ses mains son pantalon de toile, puis d'un faciès moqueur, répliqua :
– Oh, Guillermo, je suis vraiment désolée, j'ai perdu la notion du temps, je pensais que j'étais encore en pause.
Guillermo était son supérieur au Merlan-Coquillé. C'était un mauvais humain doublé d'un mauvais patron. Son crâne chauve luisait sous la lumière du jour et les deux extrémités de sa moustache ébouriffée bouclaient en cercles imparfaits. Le visage crispé par la chaleur et rougi par la colère, il allait sans doute imploser dans la seconde, ses poings serrés à un balai.
– J'vais t'en faire voir moi, des pauses ! Retourne travailler, j'te paye pas pour que tu te dores les fesses au soleil !
Azalaïs glissa sur le côté d'un pas chassé maîtrisé, pour esquiver un coup de balai de son patron. Ce dernier l'insulta de bon cœur en brandissant son arme de fortune. Elle trottina vers une fenêtre ouverte avant de s'engouffrer à travers. La jeune femme sauta les deux pieds en avant pour finir sa course sur ceux d'un lit fragile. Un lit qui grinçait déjà avant son arrivée.
– Mais bordel ! Il se passe quoi ? grogna une personne sous les fines couvertures brodées. C'était quoi ce bruit ?
La jeune femme rampa aussitôt au sol. Elle venait de rentrer dans une chambre occupée. Entre les bouteilles vides et sous-vêtements sales qui traînaient sur le plancher crasseux, elle progressa tant bien que mal. Des râles vicieux et murmures simulés lui permettaient d'avancer sans craindre de trahir sa présence, malgré le tintamarre qu'elle provoquait sur son passage.
– C'est rien, mon beau matelot, rétorqua la prostituée à bout de souffle, profite des quelques minutes qu'il te reste avec moi !
– Roh, petite coquine, tu sais comment parler aux hommes, toi !
Azalaïs tira profit de la situation pour passer la porte de la chambre. Avant de sortir, elle jeta un vif coup d'œil aux personnes qui se trouvaient dans le lit. La prostituée en question était une vieille amie : Gia, une âme charmante dans un corps sulfureux. Elle s'approchait peu à peu du quart de siècle et avait comme projet d'avenir de posséder son propre bateau, comme la plupart des habitants de l'archipel. Endiguée par des dettes de plus en plus importantes, elle avait été obligée de trouver un métier plus lucratif que celui de comédienne. Gia, bloquant la tête de son client entre ses mains, fit un clin d'œil complice à Azalaïs qui passa le pas de la porte.
– Hé, toi là ! l'interpella un ivrogne dans le couloir. C'est terminé là-dedans ? J'attends mon tour depuis une heure !
– Depuis une heure ? demanda Azalaïs, en fermant la porte.
– Aye ! Et j'ai déjà payé !
Après une courte réflexion, la jeune femme jugea que Gia avait besoin d'un petit repos. Elle prit alors son air le plus désolé puis annonça :
– Je suis navrée mon ami, mais tu t'es fait doubler ! Elle ne prendra plus de clients après celui-là !
– Quoi ?! T'essayerais pas de m'escroquer, petite ?
– Je peux bien te laisser rentrer, mais il faudra attendre, et seulement une heure après ce client, tu pourras y aller !
– C'est bien parce que je repars en mer demain !
– Ça fera cinquante alecs, dit-elle, la main tendue.
– J'vais pas repayer gamine ! grogna-t-il, en titubant vers elle.
– Tu payes pas, tu rentres pas, c'est aussi simple que ça, déclara-t-elle d'un ton ferme.Le forban recula d'un pas et rengaina son épée à moitié sortie. Il s'adossa contre un mur et sortit sa bourse. Trifouillant dans son maigre sac de cuir, il comptait, cahin-caha, les miettes de pièce qui lui restaient.
– J'en ai plus que trente-sept, ça ira ?
– Ça ira pour cette fois, affirma-t-elle, en lui prenant des mains le paquet.
Azalaïs continua son chemin, zigzaguant à travers les clients impatients. Chose étonnante, Guillermo lui avait laissé le choix de son métier et elle ne s'était pas vue en fille de joie. Non, elle préférait se cantonner aux services en salle. Cela lui suffisait. Elle rencontrait chaque jour des têtes différentes et améliorait sa répartie et ses connaissances du monde extérieur. La jeune femme maîtrisait les bases de deux dialectes du grand continent, et connaissait par cœur toutes les légendes des trois océans.
Malgré les apparences, elle aimait bien son métier.
Elle glissa sur la rambarde en colimaçon de l'escalier principal de Merlan-Coquillé et arriva dans la salle où buvait, chantait et criait la clientèle.
– Azalaïs ! Où t'était ma vieille ? l'interrogea d'une voix énervée une grosse dame, les mains surchargées de chopes et de bouteilles.
– Paca ! Je te cherchais, mentit-elle.
– Tu me cherchais ? Pourquoi ? demanda la femme forte, curieuse, tout semblant de colère effacé par un sourire radieux.
– Rien d'important... Tu veux de l'aide peut-être ?
– Oui ! Allez, aide-moi, avant que ça ne dégénère !
Azalaïs et Paca se mirent à travailler ensemble, elles seules étaient en charge de la salle. Après une bonne heure à se coordonner, les deux femmes prirent un rythme soutenu et dégorgèrent la pièce peu à peu. Après deux bagarres et un meurtre évités, elles s'autorisèrent un moment de répit.
Un court instant brisé par un cri aigu, qui jeta un silence pesant sur la taverne. Azalaïs et Paca se regardèrent dans les yeux. La jeune femme eut un très mauvais pressentiment, car elle crut reconnaître dans cet hurlement la voix de son amie. Quelques filles de joie, pleines de panique, dévalèrent les escaliers, avant de se réfugier derrière le bar.
– Gia, c'est Gia ! bégaya l'une d'elle à Paca.
Sans réfléchir, Azalaïs sauta par-dessus le comptoir et fila vers l'étage supérieur un couteau à la main et la boule au ventre. L'avait-elle mise en danger, par cette petite tromperie ?
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Neptune's Eye
AdventureUn mât et une coque en chêne ébène, une sirène dorée en guise de proue. Elle porte le bateau avec aisance. Sa chevelure ondulée coule en peintures de guerre, qui scintillent jusqu'à la poupe. Sous le soleil. Voiles d'encre qui flottent au gré du zép...