9. Jukebox, quelques pas de danse et minute prévention

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Charleston, Caroline du Sud, samedi 6 septembre 2014, 22h30.

Grayson inséra quelques pièces dans le jukebox. Dès les premières notes qui résonnèrent, je reconnus la chanson L.O.V.E de Nat King Cole. Il se retourna et se dirigea vers moi de sa démarche insolente et assurée, le regard pétillant de malice. Il me tendit une main pour m'entraîner au centre de la salle puis, à ma grande surprise, la posa avec délicatesse sur le bas de mon dos. Avec l'autre, il prit une des miennes sans me quitter une seule fois des yeux, alors que je mis maladroitement ma main libre sur son épaule musclée.

Cette agilité, cette aisance à se mouvoir m'avait subjuguée dès le moment où il était sorti de la voiture de mon père, le jour de son arrivée à Sunnycreek. Depuis, il n'avait cessé de m'intriguer, de m'attirer pour mieux me repousser. Perdue dans mes pensées, tanguant tant bien que mal dans ses bras, j'avais oublié que nous n'étions pas seuls. J'observai alors la salle et remarquai les deux ou trois personnes qui avaient toute leur attention braquée sur nous. Je me sentis rougir, gênée par le spectacle intime que nous étions en train de leur offrir. Comme pour me sortir de ce moment d'égarement, Grayson lâcha ma main pour saisir mon menton entre ses doigts et me forcer à me concentrer sur lui. Ses yeux sombres m'hypnotisèrent instantanément, j'avais l'impression qu'ils pouvaient passer mon corps au rayon X.

— Regarde-moi dans les yeux.

Il entonna, en parlant presque, de sa voix rauque :

L, is for the way you Look at me.

D'un mouvement sec, il m'attira vers lui pour qu'aucune espèce de distance ne nous sépare. Je frissonnai. À seulement quelques centimètres de son visage, je pouvais sentir son souffle sur ma joue.

Comme si je voulais entrer dans son jeu, je murmurai à mon tour, timidement, une phrase de la chanson :

Love is more than just a game for two.

Il me sourit d'un air taquin. Son éternel parfum de vanille, de cannelle et de baies roses me donnait une envie irrésistible et absurde d'être encore plus proche de lui. Avec seulement quelques pas de danse, il avait dissipé toute l'irritation que je ressentais envers lui. Notre jeu de regards sembla durer une éternité et j'eus envie de ranger cet instant dans la catégorie des moments les plus agréables de ma vie. Pour autant, Grayson continuait de m'intimider et de me déstabiliser. Il avait intérêt à me raconter quelque chose de croustillant. Je pris un instant pour le dévisager moi aussi. Ses boucles noires retombaient sur son front et se balançaient au gré de ses mouvements, son regard noir implacable était appuyé par ses sourcils aussi sombres que son âme, son visage ne semblait avoir aucun défaut. Son nez était rectiligne, ses lèvres charnues d'un rose foncé certainement dû à la cigarette. Son menton carré donnait à son visage un air encore plus sévère.

— Tu n'as pas de tatouages dans le cou.

— C'est vrai, je n'en ai pas encore eu envie. J'aime graver sur ma peau les choses que j'aime, qui m'attirent.

La musique s'arrêta et plus aucun de nous deux ne bougea, comme si nous cherchions à préserver cette proximité.

🍦

J'avais sombré dans un sommeil si profond que ce fut seulement quand je me réveillai en sursaut, que je me rappelai être sur le chemin du retour, avec Grayson. La voiture était arrêtée sur le bas-côté d'une petite route engloutie par l'épais manteau noir de la nuit. Dans un juron, Grayson venait de claquer la portière. Avec un rapide coup d'œil autour de moi, je m'aperçus que nous n'étions pas encore arrivés, et pire encore, que nous étions au milieu de nulle part.

D'une voix mollasse, je lui demandai ce qu'il pouvait bien trafiquer.

— La pompe de gavage semble être H.S.

Before we collideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant