Iris
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J'ai toujours faim quand il ne faut pas. Du moins lorsque ce n'est pas le bon moment. Je ne dis jamais quand mon estomac gronde, c'est un principe, et même une évidence. Je ne veux pas qu'autour de moi, on pense que je suis affamée en permanence, et qu'on me trouve bizarre. Je laisse mon ventre souffrir, et attends que, par bonté d'âme, quelqu'un propose de manger. Vous allez me trouver ridicule, mais avouez que vous me comprenez parfaitement.
Dans la catégorie de ceux qui ne me trouvent pas ridicule mais qui ne me comprennent pas toujours, il y a Mathieu. Il m'entraîne vers une camionnette rouge aux senteurs de sueur sucrée devant laquelle des jeunes et des moins jeunes font la queue. Mon copain affiche son sourire du soir, un sourire apaisé et pensif. Je tente de profiter de ce moment de calme avec Mathieu. Nous ne prenons pas toujours le temps d'être seuls, l'un en face de l'autre, avec pour seule vérité le silence reposant de nos cœurs. Les lampadaires semblent nous bénir, les enfants qui courent nous apporter leur grâce. Les vieux amoureux nous promettent leur salut, et la magie vient troubler nos âmes. Il y a des instants perdus dans l'existence, où la magie se confond avec l'amour, l'amour avec la paix et la paix avec deux sourires béats. J'offre un grand sourire à Mathieu, un de ceux qui découvrent mes douze dents du haut. Il secoue sa tête comme pour étouffer son rire, et replace ma mèche droite derrière mon oreille.
— Qu'est-ce que tu veux faire ?
Je m'autorise à répondre à Mathieu, et uniquement parce que c'est lui, par un simple et pourtant complexe :
— Manger.
— Ça, je m'en doute, ça se lit sur tes yeux. Mais encore ?
— Manger avec toi !
Un des grands miracles de Mathieu, c'est sa capacité à me décomplexer d'à peu près tout. Avec lui, j'ai le droit de mourir de peur parce qu'une mouche me tourne autour, j'ai le droit de hurler toute la rage que j'ai emmagasiné pendant un cours de SVT, de rire pour un rien, pour une blague même pas drôle, pour une histoire de vêtement mis à l'envers, pour une philosophie absurde, pour des broutilles. Mathieu m'a décomplexé de mes mains que je trouvais trop fines. Je suis terriblement maladroite... une de celles qui cassent toutes les tasses de thé qu'elles touchent, de celles qui ne savent pas dessiner autre chose qu'un soleil avec un crayon à papier. Je ne sais toujours pas dessiner, et j'évite toujours de boire du thé, mais Mathieu me fait aimer chaque jour un peu plus mes mains.
Nous nous plaçons à la fin de queue, qui rétrécit à la vitesse d'une tortue de mer qui court dans le Sahara. Mathieu doit en être à sa quatre-cent-quatre-vingt-seizième tentative de blague pas drôle ayant pour but de me faire rire. Le pire c'est que ça fonctionne. Je me sens terriblement stupide de rire à ces idioties. Je n'ai jamais su si je riais pour les autres ou pour moi. Dans ma tête, la frontière entre le « pour moi » et le « pour les autres » a toujours été aussi mal délimitée que celle entre Israël et la Palestine. J'ai peur de rire quand il ne faut pas, de déranger avec mon rire, qu'on le trouve inapproprié. Mais comme à chaque fois que ce sentiment de ridicule m'envahit, je me répète ce qu'Eden martèle depuis sa sixième : « Ne laisse personne piétiner ta dignité, Iris ».
Je me souviens encore de la manière dont nous sommes devenues amies. C'est elle qui était venue me voir la première. Pour que l'on travaille ensemble sur un exposé d'anglais. J'avais accepté, et nous nous étions vues un samedi après-midi, chez moi. Le sujet était des plus ennuyant, une histoire autour de la famille royale, mais l'après-midi nous avait paru si court que nous avions décidé de nous revoir le mercredi suivant, bien que l'exposé était entièrement fini. Personne n'a jamais trop pu expliquer notre amitié improbable. Eden était ma meilleure amie, et nous passions ensemble autant de temps qu'il était possible. Nous ne nous quittions pas du matin au soir, du soir à la nuit et de la nuit à l'aube. Nous grappillions chaque bout de seconde ensemble, chaque demi battement de cil échangé comptait dans cette amitié fusionnelle. C'est elle qui m'a rassurée avant mes devoirs de maths, c'est moi qui lui ai résumé les livres qu'elle n'avait pas lus pour les contrôles de français. C'est elle qui m'a poussée à parler avec Mathieu, c'est moi qui l'ai initiée au sandwich chips-thon-mayonnaise.
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À nos joies !
Short StorySept amis, Sept récits, Tous unis Cette nuit. La sublime garce, l'exubérante rejetée, le clown charmeur, l'artiste malin, la gentille timide, le brun ténébreux et la gothique complexée. Tel est le groupe atypique que vous pourrez rencontrer ce soir...