Lila
***
J'entraîne Eden dans ma course folle au milieu de cette foule qui n'en finit pas, une foule complètement improbable, trop grande pour être contenue dans notre petite ville perdue dans le dernier orteil de la France, qu'on regarde en moquant son inutilité. Ce qui est par ailleurs complètement stupide, puisque sans ce cinquième orteil, jamais nous ne pourrions pas nous tenir droit comme nous le sommes. On oublie l'utilité capitale de notre petit doigt de pied gauche. CQFD : on devrait observer de plus près notre bout de village.
— Lila, j'ai soif !
Je ralentis le rythme de mes pas, avant de m'arrêter et de sortir de mon sac de cours une gourde pour Eden. Déjà, les étoiles du ciel commencent à briller et à s'éteindre pour se rallumer le lendemain. Je ne sais pas pourquoi j'ai dit « les étoiles du ciel », parce qu'il n'y en a pas ailleurs que dans le ciel. Ma tante dit que les étoiles contenues dans les yeux des vivants s'élèvent au-dessus des nuages quand ils meurent. Je suis persuadée que le ciel doublera son éclat lorsqu'Eden s'éteindra. Je lui tends ma gourde, très fière d'avoir pensé à la remplir au lycée. Mais mon amie n'est déjà plus face à moi.
— Tiens donc, mais ne serait-ce pas ce bon à rien de « Raph' la gaffe » ?
Je détourne mon regard d'elle pendant quarante-neuf secondes, et elle en profite pour balancer des âneries à des inconnus. L'individu interpellé par Eden se retourne, et baisse les yeux. Je l'ai déjà vu dans les couloirs du lycée... Je crois qu'il est dans la même classe qu'Iris en latin. Information à vérifier ! Une nouvelle enquête s'ouvre pour Lila-la-détective ! En essayant de passer outre l'interpellation légèrement violente d'Eden, je lui demande :
— C'est qui lui, déjà ?
— Un type vraiment très secondaire, me répond Eden avec un certain mépris.
— Mais encore ?
— Il me doit certaines explications.
— À propos de quoi ?
— De rien du tout, Lila.
Mon enquête n'a pas avancé d'un pouce.
— Et il s'appelle comment ?
— Raphaël.
Ah ! Mon enquête avance finalement. En revanche, il ne m'a pas l'air très réactif ce Raphaël, parce s'il avait été une personne normale, il serait parti très vite étant donné la façon qu'Eden a eu de l'interpeller. Sauf qu'il reste planté entre un stand de pêche aux canards et une dame vêtue d'un T-shirt rose bonbon à point jaunes.
— Tu m'excuseras Lila, mais il faut que j'aille lui toucher deux mots.
Elle me fait un petit signe de la main, accompagné d'une légère ondulation de poignet et avance vers Raphaël en balançant ses cheveux châtains de droite à gauche, comme elle sait si bien le faire. Eden me fascine mais il y a deux choses que je désapprouve. Déjà, elle n'a pas pris la peine de boire l'eau de la gourde que je lui ai adorablement tendue, et ensuite, je sens que ce Raphaël ne va pas passer une soirée très agréable à cause d'elle.
Dix mètres séparent Eden de cet abruti de bécasseau qui ne prend même pas la peine de bouger alors qu'il va littéralement se faire attaquer. On dirait un oisillon pétrifié face à un félin qui s'apprête à le dévorer. Mais les pas de mon amie sont arrêtés par deux lycéennes, qui semblent entretenir des rapports plutôt cordiaux avec Eden, étant donné que : premièrement, elle s'est arrêté pour leur parler, ce qui est un grand geste d'attention chez elle. Deuxièmement, elle est même en train de leur sourire... Un privilège qui ne sera pas accordé à un certain Raphaël, à qui je tente de faire des signes pour lui indiquer qu'il est très conseillé de fuir Eden.
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À nos joies !
KurzgeschichtenSept amis, Sept récits, Tous unis Cette nuit. La sublime garce, l'exubérante rejetée, le clown charmeur, l'artiste malin, la gentille timide, le brun ténébreux et la gothique complexée. Tel est le groupe atypique que vous pourrez rencontrer ce soir...