Chapitre 13 : Le chat et la souris.

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Lila

***

— Eden, je te préviens, mes explications ne vont pas être très claires.

Comment amorcer ce que je voudrais lui expliquer ? Le fameux truc. Parfois il ne faut pas réfléchir à ce qu'on va dire. En temps normal, je suis championne du lâcher-prise. J'aide Iris là-dessus, avec des exercices de méditation. Mais là, je ne suis pas en temps normal. Ma tête repose sur l'épaule d'Eden, une des filles les plus exaspérantes du monde et elle vient de me livrer un bout de son histoire dans une humilité que je ne lui connaissais pas.

— Prends ton temps Lila, on a deux tours de grande roue devant nous, m'annonce Eden, avant de faire basculer ses cheveux sur la droite.

Je respire, beaucoup, lentement. Je suis en sécurité, en chemin vers le sommet d'un cercle. Cela peut paraître étrange, mais étant donné la forme de la grande roue et sa hauteur exceptionnelle, je me permets l'expression.

— Vers mes onze ans, j'ai commencé à très clairement me remettre en question. Parce que je sentais quelque chose naître en moi, et pourtant, on ne m'avait jamais dit que ce que je ressentais était possible. J'ai commencé à me faire la réflexion que personne n'avait évoqué cette éventualité avec moi. Peut-être que ce que je vivais n'existait pas, et que je m'inventais des histoires, peut-être étais-je la première à le vivre. Ou peut-être que tout le monde ressentait la même chose, et que personne n'osait le dire. Car si je n'osais pas en parler à mes propres parents, qui oserait ? Donc j'ai commencé à évoquer le sujet avec une amie... c'était à la sortie d'un cours de maths. Et j'ai commencé à lui expliquer mon problème avec les filles.

La grande roue s'arrête pour permettre à d'autres de monter. Je respire avec le ventre, comme j'ai appris. Je pose mon souffle, je me concentre dessus, et je prie pour qu'Eden comprenne.

— Mon problème, c'était donc que j'aimais secrètement Martha depuis sept mois, et que Martha n'était pas un garçon, même au bout de sept mois. Donc j'étais bien embêtée, parce que je ne connaissais que des filles qui aimaient des garçons. Mon amie, Louise, avait supposé que j'étais peut-être un garçon, si j'aimais une fille... Avec le recul, on est ridicules, et je sais maintenant que c'est en vain que nous cherchions un quelconque problème, puisqu'il n'y en avait pas. Mais, dans le doute, j'en avais quand même parlé à mes parents. Et ils n'étaient pas franchement enchantés quand je leur ai annoncé que j'aimais Martha.

Eden reste silencieuse. Elle regarde les toboggans géants qui hurlent au loin. Je reprends une petite respiration, et continue :

— Mes parents m'ont donc gentiment expliqué que cela arrivait parfois, et que ce n'était probablement qu'une petite erreur de mon cerveau, qui s'était trompé concernant la personne que j'aimais. Il y avait d'ailleurs un Martin dans ma classe, et mes parents ont émis l'hypothèse que c'était probablement Martin que j'aimais, et nous pas Martha. Simple erreur de parcours donc. Et puis, surtout, pensaient mes parents, à onze ans, aime-t-on vraiment ? Leur explication aurait pu me convenir, si l'erreur ne s'était pas répétée plusieurs fois.

— Faudrait être bête aussi pour se tromper entre Martin et Martha, commente Eden.

Je profite de sa remarque pour reprendre mon souffle. J'hésite. Je ne sais pas comment continuer. Comment expliquer la suite. Je réfléchis, ma tête tourne à toute vitesse.

— Sauf que j'ai grandi, et je savais désormais qu'il ne s'agissait plus d'une erreur de mon cerveau. Je leur ai reparlé de cet amour que j'éprouvais pour certaines filles, et jamais pour des garçons. Et plus je grandissais, moins mes parents m'écoutaient. À partir de mes quinze ans, nos discussions se finissaient systématiquement en disputes. J'étouffais au milieu de ces parents que j'aimais, que j'avais admiré. Ces parents qui m'avaient inspirés, éduqués, ceux que j'avais imités. J'avais bâti sur eux mon modèle social, mes relations, mes valeurs et je ne les reconnaissais plus. Comment pouvais-je me comprendre alors ? Je passais de plus en plus de temps chez Iris. J'allais dîner chez elle, je passais la plupart de mes week-ends avec elle. J'allais la chercher devant le lycée, et elle allait devant le mien.

À nos joies !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant