Chapitre 3 - Nuit d'orage

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— Très pittoresque, commenta Jaskier en plissant les yeux à contre-jour. Peut-être pour une résidence secondaire ? Bon, il faut refaire la toiture. Et les fenêtres. Et toute l'aile droite. Mais il y a du potentiel, c'est certain ! Et le jardin...

— Jaskier, l'interrompit Geralt d'un grognement.

— Oui ?

— Tais-toi.

Jaskier continua à marmonner dans sa barbe, plus pour ennuyer le sorceleur que pour protester. Il jouait avec les limites, cherchant où était la ligne à ne pas franchir. Pour l'instant, cette ligne était repoussée de semaine en semaine. C'était comme assiéger une forteresse et gagner du terrain, assaut après assaut.

L'ennemi cédait, reculait. Il résistait toujours, mais Jaskier songeait que pour Geralt aussi c'était un jeu. Les règles n'avaient pas été très bien définies, les enjeux finaux non plus, mais cela donnait du piquant à leurs voyages. Le jeu avait changé de tonalité depuis Vertebrume, depuis que Geralt l'avait invité à passer l'hiver à Kaer Morhen, dans le fief de l'École du Loup. À plusieurs reprises, le sorceleur avait menacé de retirer l'invitation si le barde continuait à lui taper sur les nerfs. Il n'en faisait pourtant rien.

Avec l'automne, Geralt les entraînait jour après jour vers le nord. Ils traversaient la Temeria au gré des contrats et d'une saison qui empirait petit à petit. Des pluies diluviennes transformaient la lande en marais boueux. Le froid s'insinuait partout, se faufilant sur les routes, imprégnant les forêts. La nuit, lorsqu'ils ne pouvaient pas s'arrêter dans un village, Jaskier se blottissait au coin du feu, s'enroulait dans son sac de couchage et peinait à trouver le sommeil. Il enviait Geralt qui pouvait se contenter de méditer, agenouillé, les mains posées sur les cuisses, tel une statue de pierre insensible aux éléments.

Cette après-midi-là, ils se trouvaient non loin du Pontar et de la frontière nord du royaume. Dans le hameau précédent, ils avaient rencontré une vieille femme qui avait engagé Geralt pour une mission inhabituelle ; elle avait expliqué qu'elle avait dû abandonner sa maison de famille des mois auparavant, car celle-ci était hantée. Aucun spectre n'avait cependant été aperçu, aucune histoire sordide n'entourait les lieux, mais il était impossible d'y passer une nuit sans être réveillé par d'horribles cauchemars ou par des bruits étranges. Si aucune solution n'était trouvée, la maison serait détruite pour récupérer du matériel de construction.

Geralt mènerait l'enquête. S'il trouvait et chassait ce qui hantait la maison de la vieille femme, celle-ci le paierait quelques centaines de couronnes — une manne bienvenue à l'approche de l'hiver.

— Je préférerais que tu retournes au village, maugréa Geralt.

— Et refaire le trajet dans ce marais boueux ? protesta Jaskier. Hors de question !

Le tonnerre gronda dans le lointain. Des nuages noirs se massaient à l'ouest, portant dans leurs tissus sombres la promesse d'un féroce orage. Geralt soupira. Il était trop tard pour obliger Jaskier à revenir sur leurs pas.

— Tu restes derrière moi et tu fais ce que je te dis, sans discuter, c'est bien entendu ? rappela-t-il.

— C'est ce que tu dis pour chacun des contrats où je peux t'accompagner. Je ne suis pas sourd, tu sais.

— Le fait que tu me désobéisses à chaque fois tend à prouver le contraire, rétorqua Geralt en observant attentivement la bâtisse délabrée.

Jaskier l'ignora. Lui aussi examinait la maison abandonnée. La vieille propriétaire n'avait pas su entretenir les lieux. Cet endroit avait dû être beau, des années auparavant. Le rez-de-chaussée en pierre était surmonté de deux étages en bois. Peu de fenêtres avaient survécu au passage du temps, mais l'ensemble portait dans ses lignes la beauté mélancolique d'une ruine, baignée d'une dernière lumière froide. Il émanait des lieux une impression sereine et calme. On était bien loin de la désolation et des cauchemars.

L'amour, les richesses et les heuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant