Chapitre 11 - Rester

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— C'était...

— ... Un peu décevant, admit Jaskier d'une voix tremblante. Je m'attendais à vivre une expérience épique, à sentir mes entrailles brûler comme les feux de l'enfer ou quelque chose de ce genre-là. Mais ça avait juste le goût d'une tisane aux herbes.

— Lambert a dit que les effets pouvaient être retardés, rappela Geralt.

Le sorceleur avait ramené le barde dans leur... dans sa chambre, après des heures d'attente au coin de la cheminée. Il l'avait aidé à s'asseoir contre la tête de lit et le surveillait en permanence, à l'affût d'un signe d'action de la potion. Il sentait que c'était bien plus que de la déception qui couvait derrière les yeux bleus du jeune homme ; c'était une tristesse ravageuse, non, un désespoir incommensurable. Geralt se sentait démuni, paralysé devant l'immensité de la peine de Jaskier.

— Lambert n'y croyait pas beaucoup, murmura ce dernier.

Le jeune homme se recroquevilla, ramenant une fourrure sur ses jambes. Ses yeux étaient rouges et humides, rendant le bleu de ses pupilles pâle et maladif. Il prit une grande inspiration, un sanglot caché au creux de la gorge et regarda droit devant lui.

— Vous avez tous été si patients et généreux avec moi. Je ne peux pas vous en demander plus. Je trouverai un moyen de vous rembourser. Je... J'imagine qu'il ne reste qu'à attendre le dégel et... Il y a parfois des magiciennes à Novigrad, je peux toujours jouer et chanter pour payer leurs services. Et sinon...

Sa voix accélérait, se faisait plus haute, plus serrée, prise dans l'étau impardonnable d'une peur innommable.

— Jaskier, intervint Geralt. Arrête.

Le barde se tut brutalement. Des larmes silencieuses dévalaient ses joues en sillons de douleur. Geralt, contre toute attente, sentit sa propre gorge se serrer. Jaskier était une source de joie et de musique, un torrent de poésie, un feu follet agaçant et... Jamais il ne devrait être réduit à cette créature qui se terrait au fond d'un abysse noir et froid.

— Jaskier, répéta Geralt plus fermement. Nous allons trouver une solution. Je suis là. Je reste avec toi.

Sur un coup de tête, le sorceleur rejoignit le barde, son barde, contre la tête de lit, l'attirant contre lui avec autorité, calant sa tête sous son menton. Le jeune homme était raide dans son étreinte, tremblant de la tête au pied, comme paralysé. Son cœur s'affolait, comme celui d'un colibri.

— Toi, rester ? Pourquoi ferais-tu une chose pareille ? demanda-t-il dans un souffle.

— Pourquoi un barde chemine-t-il avec un sorceleur ? rétorqua Geralt.

— Pourquoi le sorceleur laisse-t-il le barde cheminer avec lui ?

La voix de Jaskier s'était raffermie, s'aiguisant, comme une dague contre une meule. Son cœur battait toujours la chamade. Geralt l'entendait comme un tambour obstiné au creux de ses propres veines, par sympathie.

— Je ne sais pas, admit Geralt. Au début, la curiosité. Je me demandais ce qui finirait par t'effrayer. Ensuite, la résignation. Tu allais partir, c'était une question de temps. Maintenant, je ne sais plus.

Jaskier se tourna vers lui, acceptant enfin l'étreinte, ou laissant son corps céder. La fatigue le rattrapait, inéluctable. Il renifla misérablement.

— Est-ce si difficile de croire que je reste parce que je le veux ? demanda-t-il.

Ses battements de cœur avaient encore accéléré. Geralt craignait qu'il ne s'échappe, à force de vouloir s'enfuir de la sorte. Sans trop y réfléchir, il resserra son étreinte, inhalant le parfum du jeune homme, à l'affût de l'odeur de la peur ou de l'angoisse. Celle-ci courait sous sa peau depuis le début de la malédiction, mais elle se retirait lentement, comme la marée qui recule sur le sable.

— Est-ce si difficile de croire que je puisse t'aimer ? reprit Jaskier si bas que seul un sorceleur aurait pu l'entendre.

Geralt ferma les yeux. Il aurait voulu faire le signe qu'ils partageaient, celui qui lui accordait du temps pour répondre, des heures ou même des jours, mais Jaskier ne pouvait le voir. Le jeune homme s'agita dans ses bras.

— Geralt ?

— Je... Je ne sais pas ce que ces mots signifient, lâcha-t-il avec une colère inattendue au creux du ventre.

Ce feu-là était ancien, couvant sous la surface depuis si longtemps que Geralt eut besoin d'un instant pour le reconnaître. C'était la rage blanche qu'il avait ressentie en survivant aux mutations, en comprenant qu'on lui avait volé son humanité, qu'on l'avait privé d'une existence qu'il ne connaîtrait jamais, qu'on l'avait condamné à vivre à la marge, dans les ombres et le sang.

— Mais je sais une chose, réussit-il à dire, moi aussi je veux rester.

— Ger...

— Essaie de dormir, Jaskier.

Avec autant de douceur que lui permettait son corps de monstre, Geralt aida le jeune homme à ôter ses vêtements et à s'allonger sous les couvertures. Épuisé, le barde se laissa faire. À peine sa tête fut-elle posée sur l'oreiller qu'il s'endormit, blotti contre Geralt.

L'amour, les richesses et les heuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant