Chapitre 10 - Les Loups de Kaer Morhen (II)

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— Lambert, très cher, je ne sais pas où nous sommes, déclara Jaskier. J'ai perdu le fil après le deuxième escalier. C'est ta garçonnière ?

Le sorceleur émit un bruit étrange, un gémissement coincé entre un rire et un grognement hostile.

— La bibliothèque, répondit Lambert après un instant.

Jaskier sentit son cœur faire un saut périlleux d'excitation, avant de s'écraser sous le poids de la déception. Cet endroit devait être fantastique...! Tous les livres, tous les secrets des sorceleurs se trouvaient là, à portée de main... et tout cela était inaccessible.

— Il y a un fauteuil près de toi à gauche, te casse pas la gueule, indiqua Lambert. Je reviens.

S'enfonçant dans un fauteuil beaucoup plus profond et confortable qu'attendu, Jaskier ravala sa tristesse et s'appliqua à ressentir la pièce autant qu'il le pouvait. L'odeur la plus évidente était celle de l'encaustique, preuve que des meubles en bois étaient ici soigneusement entretenus. Sous ce parfum de cire flottait celui du bois brûlé, provenant de la cheminée. On entendait d'ailleurs des bûches craquer plus loin. Plus ténu, un alcool était suggéré, comme une note fantôme dans une mélodie. Il faisait bon dans cette bibliothèque. Cette pièce était aimée, on y passait du temps. Jaskier n'aurait su dire comment il le savait, c'était dans l'air, dans le tissu de l'espace.

Il entendit Lambert revenir, reconnut son pas feutré. Le sorceleur déplaçait quelque chose : une table ? Une chaise ? Il y eu un bruit de feuillage et le choc métallique d'un petit ustensile.

— J'ai foiré cinq putains de Chat, expliqua Lambert. Les préparations me pètent à la gueule ou tournent en foutue soupe. J'en peux plus de ces fleurs de merde, tu fous rien dans la chambre, tu vas m'aider. Attention ça coupe !

Jaskier avait tâtonné devant lui et sentit le manche d'un petit couteau. Lambert s'empara de ses mains, en plaça une sur un tas de végétaux et glissa le manche du couteau dans l'autre. Il donna ses instructions en manipulant les doigts de Jaskier pour qu'il sente de quoi il parlait :

— C'est de l'achillée mille-feuilles. Tu découpes les fleurs ici, tu places les tiges sur le torchon à ta droite, tu arraches délicatement les pétales, tu les mets dans le bol à gauche. Pigé ?

Jaskier acquiesça. Il se mit au travail, amusé par son nouveau rôle d'apprenti alchimiste.

— Tu rates souvent tes potions ? demanda-t-il.

Lambert gronda. C'était exactement le bruit d'un fauve qui montre les dents. Jaskier ne put s'empêcher de rire.

— Je suis un putain de bon sorceleur, sale corneille, marmonna Lambert, vexé. Mes potions, mes bombes, elles m'ont sauvé le cul plus d'une fois, je les connais par cœur. J'essaie d'adapter une formule pour pas qu'elle te tue.

Sans prévenir, Jaskier tenta sa chance et posa une main sur ce qu'il imaginait être le bras du jeune sorceleur. Dans le mille. Il resserra sa prise, avec un sourire.

— Merci Lambert, j'apprécie, dit-il sincèrement.

N'attendant pas une réponse, il se remit au travail. Quelque chose lui disait que réduire Lambert au silence était une petite victoire.

***

Les habitants de la forteresse se retrouvèrent ce soir-là pour le dîner, moins un alchimiste impatient. Lambert s'était éclipsé pour retenter sa chance sur une nouvelle version de la formule modifiée de Chat. Il avait confié Jaskier à Eskel, qui sentait le grand air et la volaille brûlée, pour le guider jusqu'au foyer.

Le jeune homme se retrouva assis entre les silhouettes solides d'Eskel et Vesemir. Une fois de plus, il resta silencieux, écoutant les conversations voler autour de lui. Il avait retrouvé un peu d'appétit et profitait d'un bon repas chaud. Geralt et Eskel racontèrent leur « petite dispute » avec les harpies locales et évoquèrent les rondes à effectuer avant que la neige ne vienne complètement les enfermer dans la forteresse.

La conversation fut interrompue par un rugissement triomphant qui retentit dans le hall.

— Lambert a réussi sa potion, on dirait, se réjouit Jaskier.

— Un peu, mon poussin ! lança ce dernier, soudain juste à côté. Je suis un putain de génie ! Il a mangé un peu ?

Vesemir répondit :

— Oui, on peut essayer la potion, confirma-t-il.

Jaskier sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine. Il faisait de son mieux pour ne pas placer tous ses espoirs dans ce qui allait suivre, mais il n'y avait pas eu d'autres options évoquées par les membres de l'École du Loup. Il voulait tellement y croire.

— Ça ne me plaît pas, gronda Geralt. C'est trop dangereux.

— Et la décision finale appartient à Jaskier, répondit Vesemir sur le même ton.

Le silence qui suivit était lourd, chargé d'une tension palpable. Deux prédateurs s'affrontaient sans mot dire. Jaskier aurait tellement voulu voir la scène, observer le visage de Geralt, voir les émotions passer dans ses yeux dorés. Son ami avait peur pour lui, voulait le protéger d'un danger qu'il estimait trop grand. Rien que pour cette raison, Jaskier lui pardonnait son comportement à la sortie des sources chaudes. Il comprenait les enjeux : une potion de sorceleur pouvait l'empoisonner, voire lui être fatale. Mais y avait-il une autre solution ?

Jaskier ne voulait plus rester dans les ténèbres. Il fallait faire confiance à Lambert et tenter sa chance.

— Je veux essayer, déclara-t-il.

***

La table fut débarrassée dans un bruit de vaisselle et de raclements. On procéderait à l'administration de la potion ici et là. En plus d'une version expérimentale de Chat, Lambert avait également préparé de quoi contrecarrer les effets secondaires les plus prévisibles. Jaskier n'avait pas compris tous les détails, mais l'urgence et l'appréhension palpables dans la voix de Lambert lui disaient que le jeune sorceleur avait fait de son mieux, vérifiant chaque étape, anticipant un maximum de scénarios.

Eskel et Vesemir apportèrent d'autres objets près de la cheminée, mais Jaskier n'entendait que les bruits de leurs pas, des chocs métalliques, des froissements de tissus. On l'avait assis sur une chaise pendant les derniers préparatifs et il attendait, son cœur battant la chamade dans sa poitrine. Il essayait de faire le vide dans son esprit, de ne pas laisser ses idées s'emballer. Sans s'en rendre compte, il avait entonné une comptine ancienne, posant sa respiration dans les espaces familiers de la musique.

— Je suis là.

C'était la voix de Geralt, profonde et rauque, éraillée et familière.

— Je ne suis pas d'accord avec Vesemir et Lambert, dit-il lentement. Je pense que c'est une mauvaise idée, mais je ne te laisserai pas seul. Je reste avec toi.

Jaskier fit l'effort de sourire. Il n'osait rien dire, de peur que sa voix lui désobéisse, ce qui était hors de question, il était un barde, par les dieux ! Il sursauta quand il sentit un mouvement tout près de lui, mais c'était Geralt qui posait une main rassurante sur son genou. Jaskier ne pouvait que l'imaginer, agenouillé là, avec son étrange regard doré.

— Dégage Geralt, grogna Lambert.

— Ou au moins déplace-toi un peu, rajouta Eskel d'un ton conciliant.

Du mouvement. Une certaine solennité s'empara du hall. Un silence impatient. Jaskier sentit des mains saisir les siennes non sans délicatesse et lui confier un épais gobelet à la surface granuleuse.

— Cul sec ! lança Lambert.

Jaskier obéit.

L'amour, les richesses et les heuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant