Chapitre 14 - Solstice

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Le solstice, avait prévenu Vesemir la veille au soir, était consacré aux morts de l'École du Loup. Officiellement, on célébrait les sorceleurs ayant péri sur la Voie mais, à mi-mots, on honorait beaucoup d'autres âmes perdues. Les recrues qui n'avaient pas survécu aux épreuves ; des enfants innocents, pas tout à fait oubliés. Les amis, les frères d'armes, les camarades. Les victimes. Les sacrifiés. Les maudits qu'on n'avait pas réussi à sauver. Le rappel du vieux loup sur le recueillement obscurcit les visages de la meute. Eskel et Geralt se firent taciturnes et Lambert s'emmura dans un silence hostile.

***

Des centaines de fantômes sans noms rôdaient dans la forteresse le lendemain, assombrissant les regards des sorceleurs. On ne plaisantait pas. On parlait peu. Jaskier errait à la marge de ce chagrin qui planait comme un nuage sombre, sans trouver les mots. Il avait l'impression d'être revenu aux premières heures de son séjour, quand on ne lui répondait que par grognements et indifférence. Même Geralt restait maussade et inaccessible. Jaskier s'était réveillé seul dans la chambre baignée de nuit et s'était fait une raison, le cœur gros. Il avait repensé aux baisers échangés devant les Montagnes Bleues et s'était consolé avec la douceur de ce souvenir, un avant-goût de tout ce que Geralt et lui partageraient un jour prochain.

Le foyer était vide à l'heure du petit déjeuner, mais un bol de gruau au miel attendait Jaskier. Les membres de l'École du Loup étaient déjà au travail, aux quatre coins de la forteresse. Il n'y eut que Vesemir pour grogner que Jaskier, à nouveau autonome, avait été assigné à la bibliothèque. Ce qui aurait dû réjouir le barde ressemblait à une mise à l'écart. Les instructions du vieux loup, proprement inscrites sur un parchemin, l'attendaient sur une table. Du papier, une plume et de l'encre plus noire que la nuit avait été laissés à sa disposition.

Il fallait vérifier l'état des ouvrages, traquer la moisissure, recopier les pages qui risquaient d'être perdues au passage du temps. Jaskier leva la tête vers les rangées et rangées de livres qui s'alignaient aux murs. Il en aurait pour tout l'hiver. Et cela ne suffirait sans doute pas. Vesemir recommandait de commencer par les journaux de voyage, les plus fragiles de la collection de Kaer Morhen.

Jaskier grimpa à l'échelle de bois blanc pour atteindre les étagères les plus hautes et attrapa quelques uns des fameux journaux, reconnaissables à leurs petites tailles et leurs reliures usées. Le barde les posa délicatement sur la table et les examina tour à tour. Les pages jaunissaient ou se déchiraient avec l'usure ; certaines avaient été écrites à la mine de charbon et les lignes s'estompaient ; certaines étaient tachées avec... Était-ce du sang ? Dans tous les cas, ces journaux avaient été longtemps oubliés.

— Bon, monsieur... Aabye. Faisons connaissance.

Avec ce travail de scribe, Jaskier s'était attendu à recopier des volumes entiers de descriptions de monstres et à s'ennuyer à mourir. Il n'aurait pas pu se tromper davantage. En quelques lignes, il fut conquis. Le sorceleur Aabye avait la plume aiguisée, un humour dévastateur et peignait un tableau sans concession de l'ancien Duché de Toussaint. Plusieurs fois, Jaskier ne put s'empêcher de rire. Il perdit le compte des heures passées dans la bibliothèque à lire ses aventures. Les pages abîmées était un défi à déchiffrer pour obtenir la suite de l'histoire.

Le barde fut tiré de son étude par un raclement de gorge. Vesemir l'observait, bras croisé, au seuil de la bibliothèque. Jaskier se sentit rougir.

— Désolé, je ris, je sais que vous vous recueillez aujourd'hui, s'excusa-t-il, penaud.

Le vieux loup secoua la tête, adouci.

— Ne t'en fais pas, petite chouette, un peu de lumière dans les jours les plus sombres n'est jamais malvenue. Qui s'est attiré tes faveurs ?

Jaskier se détendit, amusé par le surnom choisi par le sorceleur. Entre Vesemir et Lambert, le barde allait passer par tout le bestiaire aviaire du Continent. Il désigna le journal devant lui avec enthousiasme.

— Un certain Aabye. De l'École du Griffon.

Vesemir le rejoignit à la table, lisant par-dessus son épaule, poussant du bout des doigts les feuillets où le barde avait recopié les pages abimées. Il hochait la tête d'un air satisfait.

— Je ne l'ai malheureusement pas connu, déclara le vieux sorceleur.

— Comment son journal est-il arrivé ici ? demanda Jaskier.

— Je l'ai trouvé sur la Voie, il y a bien longtemps. À Novigrad peut-être.

— Le dénommé Aabye a passé beaucoup de temps à Toussaint apparemment, dit Jaskier.

— Rien d'étonnant. Le Duché prône l'honneur et le courage en toutes choses. Les membres de l'École du Griffon sont très sensibles à ces valeurs. À quelques détails près, ce sont de véritables chevaliers.

Jaskier acquiesça, enchanté d'en découvrir plus sur les sorceleurs.

— Nous jeûnons pendant le solstice, expliqua soudain Vesemir, de l'aube au crépuscule, mais je t'ai laissé un en-cas dans la cuisine.

Avant même que Jaskier ne puisse le remercier, le vieux sorceleur avait tourné les talons et disparu de la bibliothèque. Un courant d'air s'engouffra par les portes entrouvertes, soufflant les bougies avec un sifflement sinistre et faisant frémir les pages du journal d'Aabye. Malgré lui, Jaskier frissonna. Et si des spectres rôdaient bel et bien ce jour-là dans les couloirs de Kaer Morhen ?

***

Après un déjeuner bien solitaire dans la cuisine froide, Jaskier se hâta de retourner dans la bibliothèque où le feu avait été ravivé en son absence. Le barde se réinstalla à sa table et reprit son travail, mais la concentration nécessaire pour déchiffrer les pages les plus détériorées lui manquait. Son esprit s'égarait et, dans la chaleur confortable de la pièce, il s'assoupissait doucement. Il se réveillait en sursaut quand une bûche craquait dans l'âtre ou qu'une porte claquait dans le lointain. Malgré tout le divertissement fourni par les aventures du facétieux Aabye, Jaskier se sentait seul. Il se frotta les yeux, chassant le sommeil. Quelle heure pouvait-il être ? Au-delà des grandes fenêtres, le ciel était lourd et sombre, cachant la course du soleil.

Jaskier soupira. Il se remit au travail.

Il s'interrompit parfois, lorsqu'un frisson incompréhensible lui dévalait l'échine. Il avait l'impression d'être observé, qu'une silhouette — ou une ombre — se cachait à la périphérie de son regard.

— Une vieille bâtisse hantée, mon vieux Jaskier, maugréa-t-il.

Il posa sa plume, se frotta à nouveau les yeux et crut mourir de peur quand il vit, là, à quelques pas de lui, le regardant avec curiosité, une figure transparente et argentée.

Un bruit. La porte. À peine le battant était-il poussé que le fantôme disparut comme on souffle la flamme d'une bougie. Jaskier restait là, bouche bée, balbutiant, ne croyant pas ce qu'il venait de voir. Une voix l'appelait.

— Oh, la linotte, tu m'entends ? insista Lambert en s'approchant.

Jaskier se tourna vers lui, les mots se bousculant à ses lèvres sans s'ordonner pour autant.

— Un fantôme ! parvint-il à s'exclamer.

L'amour, les richesses et les heuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant