Chapitre 23 - Rendez-vous (II)

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— Tu es sûr que tu ne te souviens pas de ce qu'elle t'a dit ? insista Eskel.

Ses grosses mains lui maintenaient le menton et les joues d'une prise douce mais ferme. Jaskier sentait à nouveau le picotement électrique courir sous sa peau, la manifestation crue du pouvoir du sorceleur balafré. Il secoua la tête en guise de réponse. C'était clairement une mauvaise idée, car la nausée lui serra le ventre.

— La seule chose dont je suis sûr, dit-il les dents serrées, c'est que ça s'est déjà produit. L'automne dernier. À Vertebrume. Mais je ne me souviens plus de rien.

Eskel lui fit lever la tête, tira délicatement ses joues vers le bas pour regarder attentivement ses yeux.

— Alors ? s'impatienta Lambert.

Le jeune sorceleur arpentait la pièce d'un pas nerveux, comme un fauve en cage.

— À part la gueule de bois, je me sens bien, répondit Jaskier.

— C'est exactement comme la première malédiction, annonça Eskel. Comme une marque. Aucune idée de comment elle va se manifester.

Geralt, assis sur le lit à côté de Jaskier, s'enfouit le visage dans les mains. Il semblait épuisé et coupable. Avait-il seulement dormi pendant la nuit ? Jaskier se dégagea de la prise d'Eskel avec un geste rapide d'excuse, prenant les mains de Geralt dans les siennes.

— Tu n'y es pour rien, Geralt, assura-t-il.

Jaskier s'était réveillé à l'auberge le lendemain du solstice, au début de l'après-midi. Un conciliabule de sorceleurs se tenait déjà dans la petite chambre quand il ouvrit les yeux. Le murmure grave de leurs voix se répandait dans l'espace comme une vibration, un ronronnement. Le barde avait essayé de se lever, avait vomi ses tripes dans le pot de chambre et avait accepté, honteux mais sans broncher, l'aide de Geralt et Lambert pour se laver et s'habiller.

Avec un peu d'eau fraîche et du pain beurré pour tenter de calmer son estomac, Jaskier s'était plié à un nouvel examen d'Eskel, tout en tentant de calmer la culpabilité de Geralt. Ce dernier avait raconté de façon sommaire ses démêlés avec les Moires du Marais de Torséchine, trois sœurs sorcières monstrueuses. Cirilla, la fille adoptive de Geralt, en avait tué deux d'entre elles, laissant malgré elle la cadette, Fuselle, en vie. Le sorceleur s'en voulait de ne pas avoir terminé l'œuvre de sa fille.

— Et l'autre folle, intervint Lambert, Yennefer ? Ou Merigold ? Elles pourraient peut-être filer un coup de main pour rompre le sort. Elles n'ont sans doute rien de mieux à foutre de toute façon.

Geralt leva la tête pour protester mais Eskel répondit avant lui :

— Ce n'est pas une mauvaise idée. On a un moyen de les contacter, elles ou d'autres membres de la Loge ?

Lambert lança un regard vers Aiden, appuyé contre la porte d'entrée. Il haussa les épaules. Apparemment, ça ne le dérangeait pas de participer à l'effort de guerre.

— On peut aller trouver Keira, dit alors Lambert. On comptait chercher des contrats dans les marais de toute façon.

— Yennefer ? Merigold ? Keira ? demanda Jaskier.

Les mains de Geralt se resserrèrent autour des siennes, rassurantes.

— Des amies, dit-il. Des magiciennes de talent.

— Je peux trouver Filippa Eilhart, contribua Eskel. Je l'avais croisée pas loin de Beauclair il y a quelques années et je voulais retourner à Toussaint.

— Tu n'auras peut-être pas le temps de remonter à Kaer Morhen pour l'hiver, intervint Jaskier. Je ne veux pas que...

— Il y a pire que passer l'hiver à Toussaint, et surtout à Corvo Bianco, sourit Eskel. Il faut bien que quelqu'un s'occupe du vignoble de Geralt de temps en temps. Et ça fera plaisir à Regis d'avoir de la compagnie.

— Un vignoble ? intervint Jaskier avec un hoquet indigné. Quel vignoble ? Pourquoi je n'entends parler de ce vignoble que maintenant ? Geralt ?

Les loups de Kaer Morhen échangèrent des rires amusées. Geralt eut la grâce de paraître gêné.

— Je t'amènerai là-bas, une fois qu'on sera débarrassé de la malédiction de Fuselle.

— Promis ?

— Promis.

Lambert se frappa les cuisses avec enthousiasme.

— Voilà ce qu'on va faire : Aiden et moi on cherche Keira à Velen, Eskel va à Beauclair trouver Filippa. Vous deux, vous essayez de mettre la main sur Yennefer ou Merigold. Le premier qui chope une magicienne contacte les autres, on se retrouve à Corvo Bianco. Et je m'occupe de prévenir Vesemir.

Tous acquiescèrent. Jaskier rougit, touché par la loyauté et la générosité de ces hommes qui volaient à son secours sans l'ombre d'une hésitation.

— Merci, dit-il d'une voix plus tremblante qu'il ne l'aurait souhaité.

— T'en fais pas, rossignol, reprit Lambert. On abandonne pas un membre de la meute dans le besoin.

***

À l'approche de la nuit, chacun partait de son côté. Malgré la beauté du soir d'été naissant et la promesse d'une route dégagée, un nuage sombre planait sur leur petit groupe, pesant sur leurs mots et leurs idées. Leurs adieux se moururent trop vite. Eskel fut le premier à quitter Novigrad, impatient de s'éloigner de la ville. Scorpion s'élança vers le sud dans un nuage de poussière et le martèlement rythmique de ses puissants sabots. Aiden et Lambert furent les suivants, s'enfonçant vers les profondeurs de Velen, avec l'ordre strict de ne pas chercher Fuselle dans le marais.

Jaskier les regarda partir, le cœur gros, le sel de larmes refoulées un picotement au fond de sa gorge. Il aurait voulu profiter de leurs présences encore quelques jours, faire connaissance avec le bel Aiden, danser, manger et boire. Il aurait voulu chanter leurs exploits, voir la joie dans leurs yeux étranges, alléger le fardeau de la Voie pour chacun d'entre eux. C'était injuste. Tellement injuste. Jaskier avait désiré le retour de sa meute avec ardeur, cette familiarité qu'ils avaient construite ensemble le temps d'un hiver, ce sentiment précieux d'avoir trouvé sa place, au moins pour quelques jours. Mais un monstre, une horrible sorcière, en avait décidé autrement, par vengeance, par caprice.

Fuselle avait volé à Jaskier cette réunion, en avait entaché les joies par sa nouvelle malédiction. Et le barde vivait désormais avec la crainte de celle-ci. Même si la Moire n'avait pu aller au bout de sa sentence, elle lui avait tout de même jeté un sort. Serait-il à nouveau condamné aux ténèbres ? Ou s'agirait-il d'autre chose ?

Les magiciennes de la Loge pourraient l'aider, avaient dit les sorceleurs.

Aux portes de la ville, Geralt entoura ses épaules de son bras, le serrant fort contre lui. Au moins, se consola Jaskier, il n'était pas seul. Sa meute partait en chasse. L'aventure continuait, avec la promesse de se retrouver bientôt, là-bas, dans les vignes ensoleillées de Corvo Bianco. Malgré l'angoisse, malgré la peur, un espoir subsistait, fragile mais réel.

Jaskier ne savait pas ce que l'avenir lui réservait, ne savait pas quel prix exigerait la malédiction de Fuselle, ne savait pas s'il reverrait les Loups de Kaer Morhen vivants. Et Geralt ?

Jaskier inspira profondément. Ferma les yeux. Quand il les rouvrit, Geralt le contemplait d'un air doux. Son regard doré ne faillissait pas. Il restait.

Il restait.

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⏰ Dernière mise à jour : Dec 20, 2020 ⏰

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