Le soir éteignait ses dernières lueurs sur l'immense port qui paraissait sans fin, et semblait vouloir engloutir dans une forêt de mâts l'entièreté de la baie d'Armanth. Du côté des terres, aussi loin que la vue pouvait porter par-dessus les toits serrés en grappes des pâtés de maisons hautes, la cité-état s'étendait, en sautant de canaux en îlots jusqu'aux collines. Construite sur la lagune, la ville enjambait par son milieu le fleuve Argas, et grimpait en pente douce entre des jardins et des bois pour grignoter le flanc de la falaise qui faisait office de rempart naturel à toute la façade nord de la cité.
Armanth est le plus grand port commercial des Mares Saeparent, les Mers de la Séparation, dont les berges accueillent l'immense majorité des villes et des cités-états de Loss. Armanth en est la seconde plus grande dans tout l'hémisphère nord ; du moins pour ceux de cette planète qui savent que, sous le ciel toujours barré par l'immensité brumeuse et bleutée de la Lune Ortentia, leur monde est une sphère.
Le soleil venait donc mourir en répandant ses derniers rayons sur la terrasse de bois d'une taverne sans fard. Bouge à matelots et dockers, elle avait littéralement les pieds dans l'eau. À cette heure, y dansait sur une piste de sable, avec une lascivité fatiguée, une esclave défraîchie mais audacieuse et pas maladroite, qui essayait de son mieux d'offrir un divertissement à ses rares spectateurs. Il n'y avait pas une demi-douzaine de clients à s'attarder sur elle. Tous las de leur journée de travail, ils goûtaient à la douceur du soir après une journée d'été chaude et harassante. Avec la fin du jour se levait enfin une brise fraîche et bienvenue pour souffler un peu les âcres puanteurs venues de la cité abritant plus d'un million d'âmes.
Debout sur la terrasse, appuyé nonchalamment à la rambarde en dédaignant comme à son habitude tables et tabourets et sans doute le seul à vraiment s'intéresser à la danseuse, Jawaad buvait un thé qu'il ne pourrait jamais finir tant il était infect. Sa contemplation solitaire, dont il était coutumier, profitant de ces silences pour se plonger en réflexions qui, au grand dam de ses proches, pouvaient parfois se prolonger une journée entière, fut interrompue par un des clients avinés de la taverne qui, après avoir quitté le comptoir d'une démarche qui ne laissait aucun doute quant à son état, le rejoignit sur la terrasse. Il se planta devant lui après l'avoir observé un bon moment, chavirant un peu sur ses pieds :
– T'as un sacré beau bijou, là.
– Et ?...
Jawaad daigna quitter ses pensées et leva son regard de sa tasse au breuvage infâme, pour toiser l'importun. Il dépassait allègrement d'une demi-tête son interlocuteur, ce qui était assez courant pour Armanth ; il y était vu comme un homme de grande taille. Son visage arborait les traits d'un métis à la peau mate. Il semblait être à moitié athémaïs, l'ethnie régionale, et à moitié du sang d'un nordique ; on aurait pu oser la comparaison avec un dragensmanns ou un hégémonien. Une aura d'impassibilité et des expressions illisibles accentuaient encore la sorte de nonchalance arrogante qu'il affichait constamment. Un regard noir et incisif, une barbe de trois jours et une crinière de cheveux noirs soignés, mais à dessein en désordre, lâchement retenus par un catogan, achevaient le tableau. Il émanait de sa savante langueur feinte une aura de chasseur ; quelque chose de notoirement félin, qui évoquait clairement le prédateur. Si les lossyans eussent été des lions et autres grands fauves, lui aurait pu être le léopard. Celui qui sait que sa force tient dans sa capacité à frapper d'un coup, sans pitié ni avertissement.
Paradoxe supplémentaire, il n'avait pour toute arme qu'un coutelas de travail lacé au biceps dans son fourreau. Si les armanthiens ne sont pas fréquemment armés, en général, ils le sont alors bien mieux que cela. Il portait des vêtements noirs et sobres : un kilt de lanières de cuir et de lin épais par-dessus un pantalon, que retenait une large ceinture à poches débordante de divers outils et un simple gilet, discrètement brodé, ouvert sur son torse nu. Des atours dont la richesse ou la qualité n'apparaissaient pas de visu pour qui ne connaît pas bien les étoffes et les modes. Son seul apparat, finalement, était un pendentif de la taille d'une grosse pièce de monnaie, retenu par une chaîne à son cou et qui, de près, évoquait un complexe astrolabe dont le motif eût rendu perplexe tout astronome. Le bijou semblait fait d'un argent brillant et éclatant, enserré dans une châsse d'or rose. De toute évidence, l'intrus, ivre comme une outre, fixait toute son attention sur le riche apparat en question.
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Les Chants de Loss, Livre 1 : Armanth
FantasyJawaad le maitre-marchand est connu comme le loup blanc, pour son caractère solitaire et misanthrope, pour ses secrets, sa vie aventureuse et ses amis étranges. Et pour sa richesse, dont il semble dédaigner les avantages. Ce qui est sûrement sa plus...