À 13 ans, Lisa Beaufort regardait les cercueils de ses parents s'enfoncer dans une tombe fraîche, entourée de finalement si peu de gens. Pleuraient-ils vraiment la mort de ce couple dans un accident de voiture ? La foule qui assistait aux funérailles de Gilles et Kyoko Beaufort ne faisait que remplir un devoir désagréable et ennuyeux, qui toujours laissait ce goût amer que l'on ne peut que souhaiter oublier : celui de la proximité de la mort. Ils étaient collègues de travail, amis et proches, cousins presque anonymes ; d'autres étaient camarades de classe ou de clubs sportifs ; tous assistaient à l'enterrement avec une retenue ennuyée et des murmures à voix basse ; des futilités pour redonner à la mort sa place la plus souhaitée : celle d'un événement qui pour la plupart les concernait, mais qu'ils ne désiraient qu'évacuer au plus vite de leur vie.
Les plus proches et touchés par le drame pleuraient-ils aussi pour les deux enfants désormais sans famille ? Aucun oncle, ou tante, nuls grands-parents n'avaient pu ou souhaité les prendre en charge.
Au-dessus du trou – que disait déjà Nietzsche ? « Quand tu regardes l'abîme, l'abîme regarde en toi... » – un seul regard ne fixait pas la tombe avec ces dévotions feintes ou maladroites qui cachaient mal l'ennui et le tourbillon des soucis les plus superficiels. Elena Beaufort, l'aînée des deux enfants, ne versait pas de larmes. Elle en avait tari déjà tout le flot.
Ses yeux bruns et brillants d'adolescente de dix-sept ans, devenue aînée d'une famille amputée, étaient tournés vers le ciel. Si celui-ci avait pu être sensible, si Dieu avait pu exister, si simplement la vie avait été autre chose qu'un flot absurde et vide de sens propre de la naissance à la mort, elle aurait enflammé les cieux de son regard. Elle aussi aurait sûrement alors contemplé les portes du paradis s'embraser, déclamant tel Néron :
« Ut se diceret quasi hominem tandem habitare coepisse. »
« Et un jour, je pourrai vivre, comme un être humain. »
À côté d'elle, sa cadette versait des larmes brûlantes, ses cheveux roux éclatant au soleil d'août, voletant dans un air vif et chaud. Il n'y a que dans les films que le ciel pleure avec les enfants tristes.
À 14 ans, Lisa apprenait à donner sens à des mots qu'elle n'avait jamais exprimés, son mutisme sur son deuil changé en dessins, aquarelles, et estampes. Comme son aînée, c'était une surdouée à la mémoire prodigieuse ; elle possédait surtout un vrai talent pour les arts et y trouvait du réconfort. Pendant tout ce temps, Elena s'était battue pour gagner son émancipation : avoir enfin le droit de veiller sur sa sœur et échapper à la valse des centres de la DDASS et des familles d'accueil ; une bataille de gagnée. Elle songeait, presque sans oser y croire, que la vie pourrait enfin reprendre. Elle espérait faire de sa passion, la danse, un métier.
Un soir, dans une arrière-cour de collège et ce vague à l'âme qui n'avait jamais quitté Lisa. Qui saurait parler de naïveté ou d'un choix jamais assumé, qui pourrait affirmer par quelle erreur on commence et pourquoi ? La seringue tombée au sol, l'extase commence. L'héroïne est un cocon doux de plaisir qui annihile et réduit à néant sous les signaux chimiques toutes les peines et tous les regrets. Une paix artificielle et plus encore : de la pure béatitude par injection. Elle venait d'ouvrir sa porte sur l'enfer.
À 15 ans, Lisa tentait tout pour arrêter. Elle avait essayé de le cacher le plus longtemps possible à tout le monde, mais un tel secret ne tient pas très longtemps quand une faim plus dévorante que le jeûne forcé le plus cruel lui dévorait les tripes et mâchait sans relâche ses moindres pensées. Personne ne peut prétendre arrêter une telle drogue par la simple volonté et de sa propre initiative.
Elena apprendra vite ce que sont les centres de désintoxication, les services sociaux et les psychologues ; et la culpabilité. Ne devrait-elle pas avoir joué le rôle qu'elle prétendait tenir ? N'est-ce pas sa faute à elle, si sa sœur se piquait et avait été prise à voler ? Elle avait beau serrer les dents, plus elle luttait pour sa cadette, plus elle se nouait le cœur, biffant ses propres rêves d'une vie enfin paisible. Chaque mois à passer n'était désormais plus dicté que par un seul objectif, toujours reporté à plus loin : sortir Lisa de cet enfer.
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Les Chants de Loss, Livre 1 : Armanth
FantasyJawaad le maitre-marchand est connu comme le loup blanc, pour son caractère solitaire et misanthrope, pour ses secrets, sa vie aventureuse et ses amis étranges. Et pour sa richesse, dont il semble dédaigner les avantages. Ce qui est sûrement sa plus...