Chapitre 3 : Priscius

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  • Dédié à Laurent Duval
                                    

Priscius révisait enfin son point de vue, après avoir eu la sévère et fort désagréable sensation qu'on venait de le prendre pour le dernier des imbéciles.

C'était quelques jours plus tôt, dans la brume marine et moite du matin, chargée d'effluves humains et envahie de cris qu'il avait suivi Batsu sur le Marché aux Cages d'Armanth. La capitale de la Guilde des Marchands, organisation répandue toutes les Mers de la Séparation, si puissante qu'elle s'était littéralement payé sa propre cité-état, était parmi toutes les villes lossyannes une perle de progrès et de liberté ; une ville aux mœurs si modernes que nulle citoyenne n'avait, sauf suite à un procès pour crime grave, à craindre d'être un jour asservie et marqué d'un linci. Rares étaient les savants et intellectuels à y redouter l'inquisition des Ordinatorii du Concile, dont la présence, imposée et inévitable, n'était guère plus que représentative et consultative ; mais Armanth était aussi la plaque tournante majeure du commerce d'esclaves dans toutes les Mers de la Séparation. Il en venait de tous les coins des terres connus : parqués puis revendus ; dressés, matés et brisés, éduqués cruellement et sans pitié ; les plus grandes maisons marchandes y avaient leurs plus prestigieux Jardins des Esclaves d'où sortaient des marchandises de prix rompues par la force à tous les arts visant à plaire et distraire ; au destin d'animaux chargés de servir et donner plaisir et prestige à leurs propriétaires.

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Armanth avait été fondée trois siècles plus tôt. D'abord simple village de pécheurs abritant des réfugiés fuyant les guerres de l'Etéocle et les persécutions de l'Église au nord, la ville avait grandi tant bien que mal sur des îlots de sable perdus dans une lagune marécageuse en ne pouvant compter que sur le commerce, Accueillant toujours plus de réfugiés fuyant les légions d'Ordinatorii et leurs exactions ; Cités-Unies, Hemlaris, Terencha, le Ginnon, les Plaines d'Éteocle, il en était venu de partout rebâtir leur vie dans la baie de l'Argas, parfois depuis le plus lointain nord des Mares Saeparent. Libres penseurs, intellectuels, savants, apostats ou simplement pauvres hères qui avaient eu le malheur d'être sur le chemin de légions en marche, ils n'avaient eu d'autre choix que de tenter de trouver un navire et de traverser la mer pour rejoindre Armanth. Cette traversée, difficile, était aussi la meilleure protection de la cité-état. Les légions de l'Église du Concile, sous l'étendard de l'Hégémonie d'Anqimenès, s'étaient concentrées sur leur croisade contre l'Empire Oriental de l'Hemlaris dans une guerre qui avait embrasé tout le monde connu en oubliant finalement cette cité de réfugiés lointaine et sans intérêt d'un coin de l'Athémaïs. Quand Anqimenès s'était enfin réveillée pour constater qu'elle avait une nouvelle concurrente en taille, en puissance et en influence politique, la puissante Guilde des Marchands en avait déjà fait sa capitale ; et Armanth dépassait un millions d'habitants.

Une seule fois, trente ans plus tôt, l'Hégémonie avait tenté une action militaire sous l'ordre de l'Eglise contre la cité de la Guilde des Marchands. La croisade, hâtive et mal préparée, s'était soldée par un désastre. Alertée bien à l'avance par ses réseaux de l'arrivée d'une armada désorganisée, – rien n'est plus efficace que le commerce comme soutien à l'espionnage et la Guilde des Marchands en abuse –Armanth avait loué les services de toutes les flottes voisines des îles des Mers de la Séparation, pirates de l'Imareth compris. Aucun galion de l'Église ne touchât les côtes de l'Athémaïs. Presque par jeu, Armanth renvoya les Ordinatorii survivants sans demander aucune rançon. Mais, sauf pour quelques prêtres et officiels qui furent épargnés, pas avant qu'ils aient tous endurés cinq ans d'emprisonnement et de travaux forcés.

Armanth est désormais considérée comme la lumière de la civilisation moderne selon le point de vue d'une bonne partie des Mers de la Séparation : on y trouve plus que partout ailleurs des collèges et des universités réputées, où tous peuvent suivre les cours et les débats de quelques-uns des plus grands esprits du monde. Plus étonnant encore, des femmes y enseignent elles-mêmes les sciences et les lettres. Elles peuvent d'ailleurs y divorcer, travailler, commercer, gérer leurs biens et circuler librement sans l'obligation d'avoir l'assentiment exprès d'un membre masculin de leur famille. Il est même arrivé, au grand plaisir du Conseil des Pairs, instance du pouvoir exécutif de la ville et cœur dirigeant de la Guilde des Marchands, que des princesses de l'aristocratie d'autres cités, bien plus pointilleuses sur les préceptes des Dogmes du Concile, viennent y trouver refuge et demander asile aux autorités de la ville.

Les Chants de Loss, Livre 1 : ArmanthOù les histoires vivent. Découvrez maintenant