Chapitre 15 (final)- La première nuit

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La nuit était tombée depuis longtemps sur l'Alba Rupes ; ainsi donc le retour sous une escorte conséquente de Jawaad et des siens dans sa propriété ne passa pas beaucoup plus inaperçu que ne l'avait été la nouvelle, répandue dans toute la ville, de ce qui l'avait retenu au palais de l'Élegio.

Le trot des chevaux tirant la diligence, elle-même escortée de trois gardes montés, claquait sur les pavés, attirant l'attention des hommes et des vigiles postés aux entrées des domaines composant la partie haute du quartier. À peu près tout le monde savait la nouvelle qui courait dans presque tout Armanth ; le précédent drame provoqué par un Chanteur de Loss datait de trois ans et l'on en parlait encore. Ainsi donc, l'intérêt de cette nouvelle histoire dont le contenu enflait en même temps que naissaient de nouveaux détails sordides et formidables n'allait que s'amplifier encore ; et le retour sous escorte du maître-marchand ajouterait d'autres atours épiques au récit.

Dans la diligence, Abba se retenait de pester. C'est pour lui que Jawaad avait accepté l'offre de l'escorte. Il avait pu voir un médecin, pendant que son patron s'expliquait avec le capitaine de la garde du palais de l'Élegio ; mais l'homme de sciences n'avait pu faire grand-chose si ce n'est soulager la douleur et fournir au colosse un élixir qui accentuerait pour quelques jours la faculté de régénération de son symbiote. Il lui était cependant strictement impossible de marcher autrement qu'à cloche-pied ; et, vu sa masse, il aurait fallu compter quatre hommes solides pour porter sa civière. Restait donc la diligence, ce qui avait rallongé le trajet, même au trot. Armanth était une ville d'îles et îlots reliés par des ponts et de terrasses grimpant vers les falaises. Ainsi donc, hormis quelques artères principales, rares étaient les voies assez larges et hautes pour des diligences et carrioles ; ce qui rendait les déplacements malaisés.

Soutenu par Jawaad d'un côté et Damas de l'autre, suivi par Azur, Abba s'extirpa péniblement de la diligence. Depuis la villa se précipitait à leur rencontre une bonne partie de la maisonnée du maître-marchand ; mais celle qui courait le plus vite était Joran. Elle fila vers l'esclavagiste, larmoyante de panique, n'ayant d'yeux que pour son maître. Lâchant l'épaule de Jawaad, Abba attrapa la jeune fille minuscule comparée à sa masse titanesque, qui lâcha une exclamation :

– Mon maître !

Abba lui rendit son accueil d'un bref baiser en prenant ses lèvres, avant de la reposer, grondant de douleur.

– Je vais bien. File nous préparer à manger, mienne.

La petite esclave fit une moue de protestation, prenant un ton suppliant :

– Mais, moi je veux m'occuper de toi, mon maître... S'il te plait !

Abba étira un sourire qui, par sa douceur, tranchait sur son faciès brutal rendu encore plus hostile par la douleur.

– Obéis. File !

Joran n'insista pas et le prit même avec un air joyeux, malgré sa moue, tandis que les habitants du domaine arrivaient tous à l'entrée. Parmi eux Airain, elle aussi angoissée, venait approcher de Jawaad et regarder l'état de son maître. Une petite foule se massait, dont Janisse et Hembar, le couple de palefreniers et, l'air soulagé, Alterma, qui n'avait pas été des moins inquiètes de la maisonnée. Le maître-marchand, après un ébouriffage dans la toison sauvage des cheveux d'Airain, se tourna vers Azur.

– Va avec Joran, que les esclaves l'aident à préparer à tous un repas généreux. Vous mangerez avec nous.

Azur acquiesça et fila vers la villa, à la suite de Joran. Airain resta sur place, venant prêter main-forte, un peu comme tout le monde, d'ailleurs, pour aider le géant noir à clopiner. Le sentier dallé des jardins était en pente douce, mais à cloche-pied, ça n'allait pas être une mince affaire.

Les Chants de Loss, Livre 1 : ArmanthOù les histoires vivent. Découvrez maintenant