𝒞hapitre 13 ⋄ Ingrid

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Chapareillan, Isère, le 2 juin 1943

Ingrid

       Je me réveille en pleine nuit, le sang battant à tout rompre dans mes veines. Mon dos est trempé de sueur et ma peau brûlante, j'envoie valser mes draps. J'ai dû faire un cauchemar.

Sans faire de bruit, je sors de la tente et frissonne en sentant la brise fraîche se glisser sous la chemise qui me sert de vêtement de nuit et le long de mes jambes nues.

L'herbe sous mes pieds est couverte d'une légère rosée et grâce à la lumière de la pleine lune, on peut voir le petit sentier à peine tracé qui mène au Rif mort. Je le longe pour aller m'asseoir sur un rocher en bas d'une petite cascade et laisser le clapotis de l'eau sur les pierres couvertes de mousses apaiser mes angoisses. Dans mon dos, la falaise de calcaire devant laquelle nous avons monté le campement se dresse majestueusement et sa pierre blanche réfléchit la lumière des étoiles et de la lune qui brille dans le ciel de cette nuit de début d'été. Le hululement feutré d'une chouette et les hurlements, beaucoup plus lointains d'une meute de loups me rappellent à quel point nous sommes au cœur d'une nature sauvage et sans concession.

Mes pensées se tournent alors vers mon père. Il aurait pu nous écrire, quand même, depuis février. Est-il au courant pour Maman ? Soudain, mon cœur s'emballe. Pourquoi n'a-t-il pas eu de permission pour l'enterrement de son épouse ? Est-ce qu'il lui serait arrivé quelque chose ? On nous aurait prévenus, non ? Pour restreindre une fois de plus ce flux de réflexions, je décide de faire confiance à la France Libre. Ils ne nous cacheraient pas cela, si ? Puis une question s'impose à mon esprit. La France Libre ? Lui aussi, il serait résistant ?

Un bruit de feuillage dans mon dos, à une dizaine de mètres, attire mon attention. Par réflexe, je sors mon canif de ma poche et me cache derrière un gros tronc de sapin. Les grillons se sont tus, la chouette aussi, comme en apnée.

J'entends des bottes se rapprocher jusqu'à n'être plus qu'à un ou deux mètres de moi. Le rythme des pas est très irrégulier. Ils sont plusieurs, aux respirations saccadées, ils semblent tourner sur eux-même et ne pas connaître le terrain. Ils fuient ou cherchent quelque chose.  Peut-être les deux. Je me place face au dernier buisson qui me sépare des intrus et distingue à leurs chuchotements qu'il y a au moins un homme, sans doute jeune. Mon corps est tendu, mon souffle court.

La plante continue de frémir et je vois que l'homme se débat dans la broussaille.

Le sang dans mes veines martèle mes tympans, tel un tambour de guerre.

Il ne s'agit pas de mon frère, ni de Lucien, car je distingue une stature que je ne connais pas,  plus grande que les leurs, et qui ne peut donc pas non plus être celle de Nano. J'entends l'homme chuchoter encore, puis une autre voix lui répondre.

Mais cette voix, je la connais.

Sans plus réfléchir, je bondis dans leur direction, et fais basculer l'homme sous mon poids, mais me relève précipitamment, juste au moment où d'une prise, il envoie valser mon Laguiole dans la broussaille. Le salaud ! De plus près, je vois qu'il est habillé d'un uniforme des boches, alors sans réfléchir, je le bourre de coups de pieds. Il tente tant bien que mal de me faire tomber au sol, mais je suis plus agile et évite ses assauts. Il fait plus sombre qu'il y a quelques instants, la lune s'est cachée derrière les nuages, je ne distingue presque plus rien. L'homme ne se débat plus, il se recroqueville en position fœtale sur le tapis de feuilles mortes, je l'entends juste hurler. En français. Je ne comprends pas ce qu'il dit. Soudain, une  lampe de poche m'éblouit, et un cri strident déchire le silence de la forêt.

𝟏𝟗𝟒𝟒, 𝐑𝐞́𝐬𝐢𝐬𝐭𝐚𝐧𝐜𝐞Où les histoires vivent. Découvrez maintenant