𝒞hapitre 20 ⋄ Huit ans auparavant

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Londres, Angleterre, le 22 décembre 1935

Huit ans auparavant

Dong. Dong. Dong. Big Ben sonnait minuit. Malgré le froid et la neige, le sonneur de cloche était monté dans la tour.

Le petit garçon, allongé sous les couvertures rugueuses de son lit, les pieds enveloppés dans sa vieille écharpe élimée, écoutait les bruits de la ville dehors. Il entendait des gens marcher dans la boue à-demi gelée, dont un homme rire à gorge déployée, sûrement un des ivrognes du quartier qui rentrait de son pub favori. Il y avait aussi de temps à autre le hurlement strident d'un bébé ou d'un chat errant, et en fond sonore, comme une compagnie incessante et immuable, le grondement lointain des quartiers animés de la ville, où certaines enseignes et les cinémas gardaient leurs portes ouvertes, même à cette heure tardive du mois de décembre.

Le garçon s'assit dans son lit, celui près de la fenêtre, et écarta du bout du doigt le rideau aux rebords effilochés pour tenter de voir dans l'ombre d'un réverbère un jeune couple qui s'embrassait. La jeune femme portait un long manteau rouge et des bottes en daim, qu'elle ne craignait même plus de salir, emportée par la fièvre amoureuse. Même s'il savait pertinemment que c'était indécent, le garçon gardait les yeux rivés sur eux, de jeunes londoniens cédant à leurs élans de passion.

Un cafard passa en courant sur le chambranle vermoulu de la fenêtre. Le petit garçon le regarda descendre contre le mur et se faufiler dans un interstice aux pieds de son lit, puis son attention retourna vers le couple.

Il voyait leurs souffles chauds s'élever dans l'air glacé de la nuit, les bottes en cuir de l'homme briser les flaques verglacées et leurs doigts gantés se mélanger les unes aux autres. Il les regardait froidement, sans qu'aucune émotion ne l'atteignit, il enviait juste la liberté et l'insouciance que leur offrait la jeunesse. La fougue prenait ce couple d'assaut, et bientôt, leurs mains ne s'étreignaient plus, mais se faufilaient sous les couches épaisses de vêtements de soirée, sûrement sortis de placards capitonnés de clous dorés.

— Dégueulasse, murmura le garçon dans sa langue natale.

Petit à petit, quelque chose naquit en lui. Une émotion qu'il n'apprivoisait pas, même après ces longues années à la voir se manifester régulièrement. Il les détestait presque, ces gens qui, imprudents dans un quartier comme celui-ci, s'embrassaient en pleine rue. Il les détestait de cette haine froide qui montait en lui par moment ; quand rien n'allait, où plutôt quand tout allait de travers. Car le monde ne s'arrêtait jamais de tourner, et encore moins pour lui. Il méprisait le couple pour lui rappeler insidieusement à quel point il était voué à une condition misérable, à quel point il ne serait jamais plus considéré que la bestiole immonde qui venait de repasser devant ses yeux. Cockroaches, cafard. C'était ce qu'il était désormais.

Quand il entendit dans le couloir les talons de Madame Tassinger marteler le sol glacial et dallé avec la lenteur menaçante de sa ronde, le petit garçon lâcha le rideau et se recoucha sur son matelas défoncé en frissonnant. Il retint son souffle, mais garda les yeux grands ouverts.

La couture de son pyjama depuis déjà longtemps trop petit craqua. Il était encore en apnée, et il mordit son pouce à s'en crever la chair, pour s'empêcher de jurer.

Le petit garçon espérait ne pas avoir déchiré le tissu rayé de jaune et de bleu, sûrement trouvé dans une des vielles braderies du quartier, sinon il savait qu'il serait sévèrement puni par une des gouvernantes de ce lieu morbide dont la façade aurait effrayé jusqu'aux pires des malfrats qui peuplaient ce faubourg miséreux. Il attendit que Madame Tassinger s'éloigne, et d'une main horrifiée qu'il avait passé dans son dos, sentit un trou de plusieurs centimètres sur la couture de son pantalon. Une larme froide roula sur sa joue et termina sa course sur le matelas miteux de l'orphelinat, dont il était l'hôte oublié depuis déjà deux longues années.

D'autres la rejoignirent et cette nuit-là, le petit garçon ne dormit pas.



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Bonjour !
Chapitre publié un peu plus tôt qu'à l'accoutumé pour pouvoir le lire dans l'après-midi si vous le souhaitez ! Vous a-t-il plu ? Qu'en pensez-vous ?

Plein de bisous

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𝟏𝟗𝟒𝟒, 𝐑𝐞́𝐬𝐢𝐬𝐭𝐚𝐧𝐜𝐞Où les histoires vivent. Découvrez maintenant