𝒞hapitre 6 ⋄ Ingrid

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Vallon des Auffes, Marseille, le 19 mai 1943

Ingrid

             Nous sommes en fin d'après-midi, les derniers rayons du soleil passent à travers les fines dentelles accrochées aux fenêtres et chatouillent ma peau desséchée par la vie phocéenne. J'ai été chargée par mon oncle de trier des clous et des vis, que je compartimente dans de petites boîtes en bois posées sur les tibias de mon frère, endormi, les pieds sur mon accoudoir, un journal de seconde main abandonné sur son ventre.
Quand j'entends enfin une clé se glisser dans la serrure de la porte d'entrée, je me redresse, retiens mon souffle, c'est Marcel qui rentre du travail. Il est architecte-menuisier dans une petite usine de voiliers réquisitionnée depuis le début de la guerre par la Marine, ce qui explique toutes les taches de graisse sur sa blouse bleue qu'il enlève et accroche au porte-manteau. Il semble perdu dans ses pensées, les yeux cernés, et traverse le séjour sans même me voir. Il revient avec un verre d'eau et se rend enfin compte de ma présence.

— Bonsoir Ingrid, dit-il d'une voix lasse, tu as passé une bonne journée ?
— Ça va, rien d'extraordinaire. J'ai eu une bonne note pour ma traduction de Cicéron mais rien de plus.
— C'est bien. Tu...

Il marque un temps d'arrêt, les sourcils froncés, un regard noir vers Auguste qui émerge en bâillant allègrement, faisant fi de la stricte éducation de nos parents. Mon frère se redresse d'un geste sec en voyant Marcel, toujours debout à l'autre bout du salon. Les deux hommes se toisent, aussi rancunier l'un que l'autre. Un silence pesant s'installe et mon oncle pose sa sacoche de travail sur son secrétaire. Il prend le temps d'enlever son béret et sa blouse qu'il accroche à un porte-manteau, de défaire ses lacets et d'enfiler une paire d'espadrilles en chanvre avant de nous faire face à nouveau. Affreusement gênée par l'ambiance électrique, je décide de crever l'abcès.

— Je suis au courant pour Libération.
— C'est lui qui te l'a dit ? interroge mon oncle.
— Lui, il a un nom, donc tu...
— Tais-toi Auguste, le coupé-je. Non, il m'a fait lire la lettre de Maman.
— Et ?
— On veut en être.
— Comment ça « vous voulez en être » ? Vous avez vu votre âge ?
— T'as vu le tien ? C'est pas les vieux qui vont nous faire gagner la gue...
— Ferme-la Auguste ! Tu crois que c'est en l'agressant comme ça que tu vas obtenir ce que tu veux ? Réfléchis un peu non ? m'emporté-je, hors de moi.
— Si tant est qu'il sache ce qu'il...
— Marcel ! C'est bon non ? Je vous laisse à vous entretuer ou on essaie d'avoir une discussion un minimum civilisée ? Franchement, on dirait deux gosses, vous êtes pires que Lilwenn.
— Redescends un peu Ingrid ! Passe déjà la barre des seize ans et on en reparle après tu veux bien ? crache Auguste.
— Mais c'est quoi ton problème, bordel ? explosé-je. Si tu as besoin de te défouler sur quelqu'un, appelle tes potes de Thiers mais lâche-moi ! Lâche-nous !

Avec un regard furibond, mon grand frère écrase son poing sur la table basse, manquant de la fissurer et monte les étages de la petite maison, le pas lourd, en claquant toutes les portes sur son passage. Je tremble, la peau brûlante, le visage entre les mains, les coudes enfoncés dans mes genoux qui tressautent de nervosité.

— Faut pas que tu le laisses t'atteindre comme ça Ingrid. S'il n'est pas capable de se gérer, même à vingt-et-un ans, c'est son problème, pas le tien. Ne te tracasse pas pour ses gamineries.
— J'ai quel autre choix Marcel ? Si je ne le supporte pas lui, je n'ai plus personne à supporter. À part vous, lui et Lilwenn, je n'ai plus de famille !
— Ton père...
— Mon père ne rentrera pas, tu le sais très bien.

Mon oncle baisse la tête, les doigts entrecroisés, ses ongles noirs de graisse de travail triturant piteusement ses phalanges calleuses.

— Il faut qu'on le fasse hein ? On n'a plus vraiment le choix... couiné-je, toujours aussi fébrile.
— Entrer en résistance, Ingrid, ce n'est pas un choix, c'est une conviction. Ce n'est pas la nécessité qui doit vous pousser à agir, mais la conviction. Sais-tu pourquoi ta mère est devenue résistante ?
— Non je...
— Parce qu'elle savait que la justice et le respect des droits des Hommes, de tous les Hommes, sont des valeurs fondamentales. C'est ce qui l'a poussée à agir, à lutter contre les gouvernements nazis et xénophobes. La question qu'il faut te poser maintenant n'est pas : ai-je besoin de ça pour pouvoir fuir la douleur de son deuil ou pour aller mieux, mais : est-ce la meilleure voie que je puisse emprunter pour vivre dans un monde plus juste ? Réfléchis bien Ingrid, une fois passée dans la clandestinité, tu ne pourras plus revenir en arrière. Pas tant que nous n'aurons pas gagné cette guerre.

𝟏𝟗𝟒𝟒, 𝐑𝐞́𝐬𝐢𝐬𝐭𝐚𝐧𝐜𝐞Où les histoires vivent. Découvrez maintenant