Vallon des Auffes, Marseille, le 17 mai 1943
Ingrid
Les carreaux tremblent à cause du vent qui fait rage dans le petit port, les volets encore ouverts claquent contre la paroi en vieux crépis. L'atmosphère est lourde, l'air est frais, on croirait à un début d'orage. Je me penche hors du matelas pour éteindre la lampe tempête sur ma table de chevet et rabats mes draps, enfouissant la tête dans mon oreiller.
Je songe à ce qu'il s'est passé en cette fin de soirée. Pourquoi Auguste s'est-il renfermé en lisant la lettre ? Qui en est l'auteur ? De quoi Marcel et mon frère parlent-ils ? Ces questions sans réponse qui gravitent dans mon esprit m'agacent, cette attente est insupportable. Je me tourne et me retourne dans mon lit avant d'envoyer valser les draps, quitte à avoir froid. Lilwenn est enroulée dans ses couvertures et ronfle déjà, épuisée. Au bout de ce qui me semble être une éternité, le silence se fait enfin dans mon esprit, ma conscience se tait.
Je crois percevoir des éclats de voix, des bruits sourds qui résonnent contre les murs mais n'y attache pas d'importance pour ne pas risquer une nouvelle insomnie.
Ce fut un repos de bien courte durée car je suis réveillée par des pas lourds dans l'escalier. Ma porte s'ouvre mais les bribes de sommeil qui restent accrochées à moi m'empêchent d'ouvrir convenablement les paupières. Quelqu'un vient s'asseoir sur le bord de mon lit. C'est Auguste.
Je me redresse et le regarde, la lumière de la lune qui passe à-travers la fenêtre entrouverte se reflétant dans le bleu de ses yeux, froids, durs, distants. Son arcade sourcilière est explosée et la moitié de son visage maculée de sang à-demi séché. Ma voix est pâteuse et ma langue sèche. J'ai la tête qui bascule d'avant en arrière, trop lourde pour ma nuque ankylosée.
— Qu'est-ce qu'il s'passe ?
— C'est Marcel, on s'est battus.
Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qu'il me dit. Battus ? Et avec Marcel en plus ? Mais qu'est-ce qu'il a bien pu se passer pour qu'ils en viennent aux mains ?
— Quoi ? Mais pourquoi ? À cause de... À cause de la lettre ? je demande en plissant les yeux, les neurones encore corrompus par le sommeil.
Il ne répond pas. C'est comme s'il brûlait d'envie de m'avouer quelque chose mais que les mots lui manquaient.
— Auguste ?
J'articule avec peine, inquiète. Il y a quelque chose qu'il ne veut pas me dire, je le sens. Son regard fuit le mien, son talon nu et calleux frappe nerveusement le parquet. J'insiste.
— Qui te l'a écrite ?
— Maman.
— Et qu'est-ce qu'elle te disait ?
Nouveau silence. Je sais qu'il veut me dire ce qu'il se passe mais je crois qu'il ne sait pas vraiment comment.
— C'est à propos de Papa ? demandé-je, le rythme cardiaque montant en flèche à cette idée.
— Non ! s'impatiente-t-il en grinçant, indécis.
— Mais alors que se passe-t-il ?
Je couine presque. Mais avoue bordel ! Crache le morceau !
— Auguste ! Je t'en supplie, dis-moi ce qu'il se...
— Elle est morte.
J'écarquille les yeux. Il reste immobile, les yeux vissés à la lune qui brille dehors.
— Quoi ?
— Elle est morte.
— Pardon ?
— Mais tu es sourde ? Elle est morte putain ! Elle est morte !
Ma mâchoire tremble, mes yeux sont embués de larmes salées qui menacent de déborder.
— Mais que... Comment ça ?
— Elle s'est suicidée, admet-il froidement, la voix éraillée.
Il se lève, nerveux, et tourne un peu en rond avant de se placer devant ma fenêtre, face à la mer, les bras croisés. Il semble plus âgé soudain avec le sang noir qui lui colle aux tempes, ses épaules basses.
— Non. Tu mens, chuchoté-je, les joues déjà baignées de larmes.
Il reste muet. Son silence fait grimper mon rythme cardiaque en flèche. J'ai besoin d'explications, de réponses. J'ai besoin qu'il me dise que c'est faux, qu'il a menti pour me faire peur.
— Auguste ! Tu mens ! C'est faux !
— Tu crois vraiment que je te mentirais sur ça ? Enfin réfléchis Ingrid !
— Ce n'est pas vrai ! Elle ne peut pas être morte ! Elle était si forte, si jeune...
Je me roule en boule sur mon matelas, les pommettes striées par les pleurs, un râle sortant de mon thorax. La douleur me traverse de part en part, elle irradie dans tout mon corps, j'ai le cœur au bord des lèvres. J'adresse des suppliques silencieuses aux cieux, peu importe la personne qui les habite. Faîtes que ça cesse, je vous en supplie, rendez-la-moi. Faîtes-la revenir. Mais je sais que c'est vain. À quoi bon prier ?
Je regarde mon frère à travers l'océan trouble de larmes qui inonde mes yeux. Je voudrais qu'il me prenne dans ses bras, qu'il soit là, tout près, car je pleure de tout mon corps, pas seulement de mes pupilles. Je souffre de tout mon être, pas seulement dans mon cœur. Mon âme saigne, elle supplie, elle tremble.
Auguste reste debout, les sourcils froncés, les traits durs, face à la mer. Il n'a pas versé une larme, pas montré le moindre signe d'émotion si ce n'est la colère. Ressent-il cela, tout au fond de lui ? Cette partie de lui qu'on lui arrache ? Est-il submergé par cette même douleur qui me transcende, qui semble m'étouffer à chaque respiration qu'elle rend laborieuse ? Sans dire un mot de plus, il quitte la pièce. Comment peut-il rester de marbre à ce point, ne pas ciller ?
Je comprends à sa démarche épuisée qu'il est bien plus touché qu'il ne le laisse paraître, mais que sa hargne domine tout le reste, étouffe les relents de son cœur. Pour le moment, du moins. Il construit ses digues et érige des remparts contre ses propres hantises.
Malgré les bourrasques qui font trembler les carreaux, l'épuisement a raison de moi je m'endors avant même que mes pleurs ne se tarissent, tard dans la nuit si sombre à notre égard.
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Hello la clique ! Alors ce chapitre ? Vous validez ? Qu'en avez-vous pensé ?
Au fait, la musique est celle avec laquelle j'ai écrit ce chapitre, elle me fait presque pleurer...©
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𝟏𝟗𝟒𝟒, 𝐑𝐞́𝐬𝐢𝐬𝐭𝐚𝐧𝐜𝐞
Fiksi SejarahMai 1943, Marseille. La France traverse des heures sombres. Elle est déchirée entre les partisans de l'envahisseur Allemand et ceux qui luttent contre son oppression : la Résistance française. Au lendemain d'une nuit tragique, Ingrid Larmoyer, qui...