𝒞hapitre 9 ⋄ Ingrid

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Quartier Bompard, Marseille, le 25 mai 1943

Ingrid

Nous marchons en silence dans les sombres ruelles du quartier Bompard. Marcel, Lucien, Auguste et moi avons rendez-vous avec Nano, un des chefs de Libération-Sud. Le couvre-feu est tombé depuis déjà plusieurs heures, nous sommes donc des hors-la-loi. La menace de Vichy et de l'emprisonnement Rue Paradis plane au-dessus de nos têtes, la prudence est de mise.

Nous filons entre les maisons, empruntant de petites allées jusqu'à la rue d'Endoume, que nous longeons sur une cinquantaine de mètres, rasant les murs. Nous passons par la rue Granier pour enfin tomber sur la toute petite impasse Pierre Blancard. Le quartier Bompard est l'un des plus escarpés de Marseille, les rues sont des escaliers abrupts et des haies de vigne vierge forment des tunnels sauvages sous lesquels nous devons nous glisser. Aucune lumière n'éclaire le sol mal pavé de la ruelle, avancer devient de plus en plus compliqué, je trébuche plusieurs fois. Marcel avance prudemment devant moi puis s'arrête brusquement. Il bifurque à gauche, passe un petit portillon puis une cour dallée et monte des escaliers rouillés menant vers une unique porte.

Il toque en suivant un rythme que je devine être un code, regardant anxieusement de gauche à droite pour vérifier que nous n'avons pas été suivis, que le quartier est aussi sombre et silencieux qu'il l'était avant notre arrivée. Mon frère, mon cousin et moi sommes pliés en deux, les paumes sur les genoux, essoufflés par notre escapade nocturne et imprudente. Le lourd panneau de bois s'entrouvre légèrement, laissant apercevoir quelques hommes, occupés dans une pièce à vivre, des journaux à la main. Le bâtiment sent la poudre et l'encre.

Je relève la tête en direction de l'homme qui se tient devant mon oncle au moment où il l'invite à entrer. Je passe la porte derrière Marcel, suivie d'Auguste et Lucien. La personne qui serre  la main de mon oncle doit être Nano, le fameux chef rebelle dont nous a parlé Marcel en venant. Je suis étonnée par le charisme qu'il dégage malgré la petite taille qui lui donne son surnom ; il ne doit pas dépasser le mètre soixante. L'homme au crâne dégarni s'approche de nous mais son regard scrutateur et un brin perfide fait ployer Auguste, qui regarde ailleurs, mine de rien, en se balançant d'une jambe à l'autre. Le sexagénaire, de ses yeux marrons, semble transpercer tout ce sur quoi il pose le regard. Aucun doute, c'est lui le chef. Satisfait, il se tourne alors vers moi, et son intention se fait de plus en plus insistante ; mais je ne flanche pas et garde mes yeux ancrés dans les siens pendant de longues secondes. Sentant qu'il n'arrivera sans doute pas à me faire abandonner, il se retourne vers Marcel et chuchote à son oreille quelque chose que je n'arrive pas à saisir mais fait sourire mon oncle. L'attention de Nano se reporte sur nous.

— Eh bien les enfants, comment allez-vous ?
— Ça roule, répond mollement mon frère, prenant les devants sur ce que j'allais dire.
— J'en suis fort satisfait. Le temps nous est compté, je pars dans trois heures. Votre oncle m'a parlé de vous, votre mère aussi. Mais ce que je veux vraiment savoir, c'est pourquoi vous êtes là, ce qui vous motive à prendre part à la guerre.

Mon frère commence ses explications, mais déjà, je ne l'écoute plus. Mes yeux se portent d'eux-mêmes sur Marcel et Lucien qui s'entretiennent avec un homme très grand et rasé de près, en costume de bonne facture. On dirait un banquier. Ils sont tous les trois penchés au-dessus d'une table, face à moi, sur laquelle est étendu ce que je devine être un plan aux traits millimétrés qu'ils tracent dessus. Le banquier indique à Marcel un point qu'il marque d'une épingle, Lucien en profite pour se redresser légèrement et m'encourager d'un signe de tête à prendre part à la discussion de mon frère avec Nano, puis replonge dans l'observation de la carte.

J'entends à l'étage de la maison, desservi par un vieil escalier en colimaçon, plusieurs voix et bruits de pas. Certains sont lourds et font grincer le parquet tandis que d'autres, plus légers, l'effleurent tout juste. Il y a des bruits de talons aussi, signe qu'une femme, ou un homme à talonnettes, fait les cent pas. Nous sommes donc dans une sorte de quartier général de la Résistance, je trouve ça plutôt grisant, mon cœur s'emballe. Ma mère est-elle déjà venue ici ? Connaît-elle tous ces hommes ? En a-t-elle aimé certains ? Ou détesté d'autres ? Se sentait-elle en sécurité dans cette vieille bâtisse ?

𝟏𝟗𝟒𝟒, 𝐑𝐞́𝐬𝐢𝐬𝐭𝐚𝐧𝐜𝐞Où les histoires vivent. Découvrez maintenant