𝒞hapitre 1 ⋄ Ingrid

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Vallon des Auffes, Marseille, le 17 mai 1943

Ingrid

        Dans dix-sept minutes, le couvre-feu sera levé.

En attendant, regarder s'envoler des mouettes vers le large reste la seule chose qui puisse m'occuper depuis mon petit lit en bois. Il est tôt, le ciel commence tout juste à se colorer de teintes rosées et on peut entendre le bruit des vagues s'écrasant sur les rochers qui bordent le petit port du Vallon des Auffes. La légère brise d'été arrive avec les beaux jours du mois de mai et caresse doucement mes traits endormis, soulevant à son gré mes mèches blondes. Malgré cette nuit paisible en apparence, j'ai le corps et les muscles froissés de fatigue.

Sans réveiller ma petite sœur qui dort dans le lit d'à-côté, je sors de mes draps emmêlés et me penche contre le chambranle de la fenêtre ouverte pour regarder partir les premiers pêcheurs, accompagnés de leurs mousses traînant derrière eux des cordages. Ces travailleurs de la mer aux gestes millimétrés me font penser à mon père.

Nous n'avons toujours pas de nouvelles de lui, mais je l'imagine aux commandes de son Supermarine Spitfire*, entouré de son escadrille et laissant une fine traînée blanche dans le ciel derrière lui. Mon père, Gaston Larmoyer, est Capitaine dans l'Armée de l'Air et il a été appelé au front en Afrique du Nord, en novembre 40. La famille n'a jamais été au complet depuis. Nous  avons seulement pu lui faire parvenir un colis avec des sucreries, ses cigares préférés et une photo d'école où nous apparaissons tous les trois, mon frère, ma sœur et moi. Il me manque. Je voudrais avoir la certitude qu'il soit vivant, peut-être loin, mais vivant. Je sors de mes rêveries pour regarder mon horloge, qui pend de travers sur le mur en crépis jaune pâle aux plinthes défraîchies.

Six heures. C'est la fin du couvre-feu, je peux enfin sortir.

Une serviette de bain décolorée sur l'épaule et ma paire de sandales aux pieds, je me penche dans l'embrasure de la fenêtre et descends avec prudence l'échelle de corde qui se balance doucement sous mon poids. Le ponton en pierre amortit mon saut dans les deux derniers mètres de vide qui me séparaient de lui. Après un coup d'oeil pour vérifier que l'échelle n'est pas trop visible sur le mur de la petite maison marseillaise de mon oncle et ma tante, qui ne toléreraient sûrement pas que je sorte seule dans le quartier de bon matin, je me mets en marche vers le petit voilier de mon père.

L'odeur de sel et d'algue émanant des eaux vaseuses de l'embarcadère me prend à la gorge. Les rues environnantes imprégnées de cette odeur nauséabonde sont encore calmes. Seuls quelques rares lève-tôt ont déjà ouverts leurs volets à la peinture écaillée. Sur le plancher du bateau, je vérifie que tout est en bon état, que l'on ne nous a rien volé depuis notre dernière sortie en mer. Treuils, taquets, point d'écoute, foc, grand-voile, haubans, gouvernail, bouts, cadrans... Tout est impeccable et la rouille marine semble avoir épargné l'acier. Dans la petite cabine, l'air saturé est presque irrespirable, alors j'ouvre les écoutilles pour aérer et prends un peu le soleil sur le pont, après avoir allumé la radio qui rediffuse l'un des nombreux discours de Pétain*. Du bout de mon ongle rongé, je gratte le sel qui s'est déposé dans une rainure de la vieille table d'extérieur au vernis craquelé.

Français. Je veux vous parler de la France, de sa détresse présente, de son avenir. Il faut choisir. Les chefs rebelles ont choisi l'émigration et le retour au passé. J'ai choisi la France et son avenir !

— Une France germanique ? Ben voyons !

— L'histoire dira plus tard ce qui vous fut épargné.

— Ou infligé !

— Il est vain de transformer les institutions, si on ne transforme pas les âmes. Il est vain d'espérer la fin de notre décadence tant que nos enfants n'auront pas reçu de leurs maîtres une conscience neuve.

𝟏𝟗𝟒𝟒, 𝐑𝐞́𝐬𝐢𝐬𝐭𝐚𝐧𝐜𝐞Où les histoires vivent. Découvrez maintenant