𝒞hapitre 11 ⋄ Auguste

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Chapareillan, Isère, le 1er juin 1943

Auguste

Malgré la chaleur de cette fin d'après-midi, Ingrid s'est endormie, épuisée par le voyage. Sa tête dodeline sur mon épaule et je dois plusieurs fois la rattraper, le rebond du camion sur la route secouant son corps frêle. Lucien est assisz sur la banquette d'en face et contemple pensivement le paysage alpin qui défile sous nos yeux. Les larmes qui ont ruisselé le long de ses joues maculées de poussière ont creusé des sillons sur son visage. Nous avons quitté Marseille depuis plus de deux jours.

Le départ a été difficile, surtout pour Ingrid, elle qui accorde tant d'importance à certaines babioles. Il a fallu qu'elle accepte de se séparer d'une partie de nos affaires, de quitter la maison sans savoir si nous allions y revenir.
Tout le matériel que nous avons réussi à empaqueter à temps fait un vacarme épouvantable dans les caisses en bois empilées partout dans le camion. Matériel de camping, vêtements, couverts, allumettes, sucre, sel, papier, encre, fil de fer, matériel de couture, lampes, savon, tissu, corde, couvertures, et encore bien d'autres objets en tout genre s'entrechoquent et me tapent sur le système.

L'ensemble de cet attirail a été chargé avec peine sur nos bicyclettes tandis que les armes et munitions étaient dissimulées entre des couvertures et sous le plancher. Le trajet jusqu'à la Timone a été particulièrement délicat, nous nous sommes laissés guider à vélo par des partisans de Nano dans les ruelles les plus sinueuses de la ville avant d'embarquer à bord d'un camion Citroën recouvert de toile en treillis.

Par je ne sais quel miracle, nous n'avons croisé aucune patrouille de l'armée allemande avant Allauch où il nous a suffi d'assommer deux boches lorsque ces derniers ont voulu vérifier le chargement du véhicule. Nano a tenu à ce que nous leur volions leurs uniformes. Grâce aux provisions que nous avons récupérées chez Marcel, nous avons pu subvenir à nos besoins, mais notre stock s'épuise. En regardant nos maigres ressources, je suppose qu'il ne nous reste plus qu'un repas, peut-être deux, si nous arrivons à acheter une baguette de pain. Je repose lourdement le sac en toile.
Un avion survole en trombe la vallée ; comme un gamin, je me précipite à l'arrière pour le regarder passer. L'engin ranime en moi ce que je refoulais depuis l'arrestation de Marcel, Flore et Lilwenn.

Lorsque mon père est parti pour le front il y a bientôt quatre ans, je lui ai promis qu'en tant qu'aîné, je veillerai sur notre famille. Visiblement, j'ai failli à ma mission puisqu' Eugénie est morte - ce dont il n'est à ma connaissance toujours pas au courant - et ma petite sœur de dix ans a été enfermée dans un camp dont elle ne reviendra que si j'arrive moi-même à la faire s'évader. Que va penser mon père quand il le saura ? Comment pourrais-je assumer la disparition de Lilwenn alors qu'elle était sous ma responsabilité ?
Ingrid se redresse sur la banquette métallique.

— Tu es réveillée depuis longtemps ?
— Seulement à l'instant. Ça va ?
— Ça va.

Elle lève les yeux au ciel, elle n'est pas dupe.

— Auguste. Pas à moi en fait, insiste-t-elle en roulant des yeux.

Je ne sais pas quoi lui répondre. Elle m'énerve à toujours tout voir comme ça.

— Tu pensais à Lilwenn, devine-t-elle.
— Tu imagines ce que l'on va penser de moi maintenant ?
— Ce que l'on va penser de toi ?
— Bah oui. L'aîné de la famille qui n'est même pas là quand sa sœur se fait arrêter par les Chleuh, ça la fout mauvaise.

𝟏𝟗𝟒𝟒, 𝐑𝐞́𝐬𝐢𝐬𝐭𝐚𝐧𝐜𝐞Où les histoires vivent. Découvrez maintenant