4. LEURS YEUX SE RENCONTRÈRENT

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    Ce mec ne ressemblait en rien aux autres élèves, pensa Eliott. Ça n'était qu'une impression, mais rien chez lui ne laissait à supposer qu'il se trouvât ici, dans cette salle, ce jour-là, comme si sa personne en elle-même ne collait pas à cet univers, qu'il n'y appartenait pas, mais qu'il s'y trouvait quand même, presque malgré lui. Ils n'échangèrent rien de plus, d'autant que son voisin de table n'avait pas l'air d'être du genre à s'étendre. Eliott croisa alors le regard de Solal qui venait de prendre place un rang derrière lui. Lorsque l'appel fut fini et que chacun s'installa à la place qu'on lui avait attribué, la petite dame se présenta comme leur professeure principale et leur professeure de Philosophie. Elle avait écrit son nom au tableau : « Anne Després ». Elle n'était pas bien grande, mais par une sorte de loi inversant la force de caractère à la taille, Mme Després avait l'air d'une véritable main de fer dans un gant de velours : « qui s'y frotte s'y pique », les prévint-elle en guise d'introduction.

- Vous n'êtes pas sans savoir que le lycée Simone de Beauvoir est aujourd'hui connu comme le meilleur de France. Vous êtes l'élite de la nation, dit-elle en les regardant un par un d'un regard perçant. J'espère que vous saurez être à la hauteur de la réputation de notre établissement et que votre investissement cette année saura être à la mesure de vos ambitions. Voyez-vous, vous vous trouvez actuellement dans l'antichambre du pouvoir, ajouta-t-elle sur le ton de la confession.

Mme Després, fagotée d'une jupe rose et affublée d'une paire de lunettes de la même couleur, descendit de l'estrade près du tableau pour passer dans les rangs, les mains derrière le dos.

- Nous nous verrons huit heures par semaines, ajouta-t-elle. Autant vous dire que si la philosophie n'est pas votre truc ou que vous ne m'aimez pas, vous devrez faire semblants, rit-elle toute seule face à son propre sarcasme, qui contrastait radicalement avec l'autorité de ses propos.

Eliott pensa qu'il ne savait pas encore s'il l'adorait ou s'il la détestait. Mme Després, décidément très fantaisiste en son genre, s'adossa contre le mur du fond. Elle prononça alors cette phrase terrible et tant redoutée par les nouveaux élèves, qui eut d'ailleurs pour effet de provoquer un frisson dans le dos d'Eliott :

- Nous accueillons comme chaque année de nouveaux élèves venus d'un peu partout. Parmi les trois nouveaux de cette année, il y a quelqu'un normalement qui nous vient de Madrid, c'est bien ça ? Dit-elle en cherchant du regard le merveilleux élu.

Eliott la maudit intérieurement, comprenant parfaitement où elle voulait en venir. Il leva la main en se retournant vers le fond de la classe.

- Ah parfait, comment vous appelez vous déjà ?

- Eliott Fernandez.

- Et bien Eliott je vous invite à rejoindre le tableau en premier pour vous présenter devant l'ensemble de vos futures camarades, dit-elle tout sourire, sans mesurer le supplice qu'elle leur infligeait.

Eliott se leva sans sourciller et marcha vers le tableau avec confiance, les mains dans les poches. Il sentit le regard surpris de Noé peser sur lui lorsqu'il se leva de sa chaise. Il essaya tant bien que mal de faire abstraction de la tête diabolique de Solal dont il entrevoyait les pouces se lever en guise d'encouragement. Fidèle à lui-même, probablement au summum de sa désinvolture, ou, comment aligner le moins de mots possible et laissez les autres se débrouiller avec :

- Salut je m'appelle Eliott. J'ai habité en France jusqu'à mes sept ans. Je suis franco- espagnol. Il marqua une pause, le regard dans le vide, cherchant ses mots. Et j'ai dix- huit ans, finit-il en souriant pour ne pas donner une impression trop je-m'en-foutiste.

Fort heureusement ces quelques informations suffirent à Mme Després, qui le remercia, et invita les autres nouveaux à se manifester. En se rasseyant, Eliott sentit à nouveau le regard désarmant de Noé se poser sur lui, sans que celui-ci ne dise rien, les bras croisés sur sa chaise. Curieux. Mais alors que quelqu'un d'autre s'apprêtait à se présenter, une autre présence retint l'attention d'Eliott, au fond de la classe. Une jeune fille installée au dernier rang, contre le mur de droite. Il se rappelait l'avoir remarqué lorsque Mme Després les avait placé tout à l'heure à la seule évocation de son nom : Gabrielle Saerth. Eliott ignorait encore pourquoi il avait retenu ce nom qui lui disait quelque chose. Il s'en souvenait comme d'un mot dont on a perdu la trace, un mot aperçu, entendu, latent, qui n'attend qu'à être rappelé. Oui, il avait déjà entendu le nom de Saerth, quelque part. Il lui trouva, outre son nom aux consonances nordiques qui lui rappela la Norvège, une beauté incommensurable. Ses cheveux blonds, en carré, retombaient sur ses épaules, presque blancs. De sa place, il ne pouvait la voir tout à fait, mais la peau d'albâtre de son visage entouré de ses cheveux dorés, quasi séraphique, ainsi que son rouge à lèvre, faisaient ressortir magnifiquement la blancheur de son teint diaphane. Assise droite sur sa chaise, les jambes pliées, un col roulé gris dépassant de son long manteau noir façon années 80, sérieuse et discrète. A l'inverse de Noé, la jeune fille paraissait pleinement appartenir à l'univers élitiste du lycée, à tel point qu'elle se fondait parfaitement parmi la masse des autres élèves. Mais une fois remarquée, il n'y avait qu'elle. Elle tourna lentement son regard vers lui, sibylline, et inévitablement, bien sûr, alors qu'Eliott n'avait rien demandé à personne, leurs yeux se rencontrèrent.

Un seul regard suffit pour faire tourner la girouette de ses émotions. Un peu gêné, Eliott se remit à écouter les présentations des nouveaux élèves, avant de river son regard vers le tableau, comme pour s'assurer qu'il ne se retournerait plus.

L'INCORRUPTIBLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant