14. PHILOSOPHIA

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Eliott avait proposé à Noé qu'ils se retrouvent à la colloc mardi soir pour amorcer leur dissertation. Ils avaient convenu de se retrouver à 17h. C'était la première fois qu'Eliott faisait venir quelqu'un à l'appart. Il l'attendait dans le salon, en compagnie d'Alma et de Solal. Ce dernier s'était installé sur la terrasse avec son ordinateur, profitant des derniers rayons du soleil pour travailler. Eliott adorait cette dimension de sa personnalité. Le jeune homme devait avouer que la première fois qu'il l'avait rencontré, certainement par pré-jugé, il ne se serait jamais douté que quelqu'un d'aussi dispersé et énergique que Solal suive ses études dans un établissement aussi exigeant que Beauvoir. En le voyant se concentrer de cette façon, il en venait presque à oublier le Solal du vendredi soir.

Noé arriva sur le coup de 17 heures, les mains dans les poches. Après avoir un peu discuté avec Alma, qu'il n'avait jamais rencontré, il s'installa avec Eliott sur le comptoir de la cuisine.

- Tu veux un truc à boire ? Demanda Eliott par politesse.

Noé déclina sa proposition, déjà plongé dans les cours qu'il avait pris avec lui. Eliott le trouvait studieux.

Une force tranquille.

Ils commencèrent par échanger leurs idées à propos du sujet, et Eliott réalisa qu'il ne l'avait jamais vraiment entendu parler. Ses mots étaient clairs et précis, son expression posée, et sa pensée structurée, au grand plaisir d'Eliott qui avait passé la majeure partie de sa scolarité à prendre systématiquement les rennes des travaux de groupe. Au cours de leur discussion, l'intuition qu'Eliott avait eu le premier jour s'étaya : Noé n'appartenait définitivement pas à l'univers élitiste du lycée comme Gabrielle. Ses propos révélaient davantage qu'un simple savoir scolaire ou académique. Noé avait l'air de quelqu'un qui a accumulé une intelligence de la vie, trop souvent oubliée d'après Eliott.

- Je n'ai pas réfléchi au dépassement du sujet, confessa-t-il, je sais pas... Je sais pas toi mais je ne me vois pas conclure sur l'idée que la beauté n'est qu'une tentative purement désespérée, dit-il en ouvrant la fenêtre pour allumer une cigarette. 

Noé passa ses doigts dans ses boucles noires, songeur. Eliott aperçut les mêmes cicatrices qui l'avait déjà vu dans la salle de bain de Gabrielle, cette nuit-là où ils avaient discuté. Ils n'en avaient jamais reparlé, et le jeune homme avait l'impression que Noé lui était reconnaissant pour ça. C'était comme s'il avaient passé comme un accord tacite, qui les liait d'une façon inhabituelle. Il lui sembla aussi que Noé s'ouvrait un peu plus à mesure qu'il apprenait à le connaître. Lorsqu'il avait discuté avec Solal la veille, ce dernier lui avait fait part de sa perplexité quant à son amitié avec Noé. Il lui avait décrit le brun comme quelqu'un de plutôt misanthrope, voire apathique. Noé ne s'était pas fait d'amis à Beauvoir, et même s'ils leur était arrivé de discuter quelques fois, Solal l'avait toujours trouvé distant. « C'est parce que tu es quelqu'un de bienveillant. Tu donnes l'impression qu'on peut se fier à toi dès la première fois que l'on te voit. Je pense que c'est parce qu'il a vu que tu n'avais pas d'apriori à son sujet, comme les gens peuvent en avoir à Beauvoir », lui avait confié Solal.

- Hmm, je pense qu'on peut conclure sur l'idée que la beauté a quelque chose que la violence n'a pas, déclara finalement Noé en se levant de sa chaise pour le rejoindre à la fenêtre de la cuisine, une cigarette à la main, face à un Eliott attentif.

- Développe, l'encouragea le blond qui le rejoignit.

Noé se pencha au rebord de la fenêtre pour observer la ville.

- Bah, le beau possède la faculté de rassembler les gens, là où la violence ne fait que les diviser. Le beau n'est jamais quelque chose de fini, c'est subjectif. Par exemple personne n'est jamais d'accord à propos d'une oeuvre d'art.

Noé cherchait ses mots.

- Ce que je veux dire c'est que la violence ne produit rien, elle détruit, alors que le beau ouvre la discussion. Les Allemands n'ont jamais pu se résoudre à bombarder toute la ville de Paris parce que c'est la plus belle ville du monde, parce que c'est la tour Eiffel et parce que c'est Paris, tu me suis ? Déclara Noé un sourire sur le visage.

- Je crois, ouais, répondit Eliott impressionné.

❃ ❃ ❃

Noé dîna sur le balcon avec la colloc ce soir-là. Eliott avait vraiment appris à le découvrir, et même s'il n'avaient pas reparlé de vendredi, il était heureux de la tournure que les évènements prenait. Alma et ses deux colocataires s'étaient lancés dans un débat enflammé, qu'il suivait avec un plaisir non dissimulé comme il aurait regardé une partie de ping-pong. Il resta en retrait, s'amusant parfois de la passion qui gagnait Solal lorsqu'il était en désaccord avec Noé ou Alma. Eliott n'aimait pas particulièrement les débats, il n'était doué que pour parler de ce qu'il aimait. Il admirait beaucoup la flegme d'Alma. Fidèle à elle-même, elle demeurait toujours stoïque dans ces moments-là, sans jamais laisser ses émotions guidées ses mots, contrairement à Solal. Noé quant à lui, brillait d'intelligence. Eliott lâcha le fil.

« Alors ces photos ».

Il n'avait toujours pas trouvé quoi lui répondre, et n'en avait pas encore parlé à Solal. Ces trois mots n'avaient pas quitté son esprit depuis qu'il les avait lu à son réveil, ce matin. Gabrielle et lui n'avaient pas eu beaucoup de cours en commun ce jour-là. Il lui donnerait sa réponse demain. Lorsqu'il avait reçu son message, le cœur d'Eliott s'était emballé. Cette fille allait le tuer, il le savait. Après ça, ils ne pourraient plus reculer.

❃ ❃ ❃

Lorsque Noé fut parti, Solal et Eliott restèrent veiller sur le balcon, bercés par le son de la musique, les yeux tournés vers la ville, tranquille à cette heure. Eliott se décida à tout lui raconter. Il avait trop gardé tout ça pour lui, et il faisait suffisamment confiance à Solal pour lui en parler sans gêne. Après tout, celui-ci connaissait Gabrielle depuis plus longtemps que lui. Il lui dit tout, n'omettant aucun détail. Du début jusqu'à la fin. Lorsqu'il eut fini, Eliott tremblait, un peu nerveux. Ça lui arrivait souvent lorsqu'il se confiait de cette façon sur ses sentiments, sans qu'il ne sache vraiment s'expliquer à lui-même cette soudaine vulnérabilité. Eliott avait emprunté pas mal de détours pour lui expliquer l'état actuel des choses, et Solal ne l'avait pas lâché des yeux un seul instant. Il ne dit rien d'abord, réfléchissant à ce qu'Eliott lui avait dit. Un long silence plana, un peu pesant, puis, sans qu'Eliott ne s'y attende, Solal éclata de rire devant lui. Les deux amis se regardèrent dans les yeux, et Eliott ria à son tour, décontenancé par sa réaction. Solal posa finalement sa main sur son épaule avant de déclarer avec un sourire qu'Eliott finissait par connaître : 

- T'es amoureux de Gabrielle mec.

L'INCORRUPTIBLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant